"Even though I'm on the low key, the underground world knows me". Ellay Khule était sur "Project Blowed", sur "Beneath The Surface", sur "Cater To The DJ"… Bref, sur tous les albums collectifs qui ont (à des degrés divers) permis à toute une frange de l'underground californien de sortir du néant discographique. Pourtant, rien n'y fait : même si leur dextérité microphonique n'est plus à prouver, Khule et ses collègues Afterlifers restent des outsiders dont la renommée est sans commune mesure avec certains de leurs contemporains du Good Life Café (à commencer par Freestyle Fellowship, Abstract Rude ou J5). Depuis plusieurs années, on attend la détonation qui permettra au Rifleman de franchir un palier. On l'attend… en vain. Sauf que depuis deux ans, alors qu'on ne s'y attendait plus vraiment, les pièces du puzzle commencent doucement à s'assembler. Khule a changé son fusil d'épaule et ça se voit. Après plus de 15 ans d'activisme, le vétéran de Leimert Park a dû en avoir marre de stagner et de sortir à la chaîne des CD-R's aux pochettes mal découpées et au son exécrable avec ses potes du Hip-Hop Kclan, tandis que ses anciens disciples Busdriver et 2Mex commençaient à signer de vrais contrats sur de vrais labels et à sortir de jolis disques dont les médias se faisaient écho.
Du coup, il s'est pris en main et semble avoir mis de côté ses amitiés avec les habituels Riddlore et DJ Trooo pour s'entourer de producteurs aux velléités moins synthétiques et à la réputation plus établie. Sur le papier, son union inespérée avec les magiciens Omid et Nobody "Califormula" avait tout pour être le grand album de 2005, de ceux qui font fantasmer, qui marquent une année et une carrière. Mais en fait, non. Faute d'alchimie, la déception était inévitable, cruelle même. Certes, il y avait du mieux par rapport aux précédents essais solos d'Ellay ("Bullet Bulletins" mis à part), mais ce n'était pas encore ça. Dès lors, moins ambitieuse, moins tape-à-l'œil mais pas moins intéressante pour autant, la collaboration avec Joe Dub qui se tramait en studio paraissait plus à même d'ajuster enfin le tir pour taper dans le mille. On guettait donc la sortie de "In My Own World" avec attention.
"The ultimate hip-hop rhymer […] With a flow that's compared to Coltrane / Rockin' it harder than Soul Train". Comme à son habitude, Beron Thompkins nous donne à goûter la mixture "chop-hop" qu'il a contribué à enfanter, en laissant s'échapper de ses lèvres quelques rafales de rimes incendiaires.
"When it comes to heat, I hold the torch". Mais en gardant sous contrôle son phrasé meurtrier la majorité du temps, il prouve aussi qu'il apprend peu à peu à faire des albums dignes de ce nom, en variant les plaisirs. Pur produit des ghettos angelinos où les gangs font la loi et où l'intimidation commande souvent le respect au micro, Khule s'est forgé une réputation dans la rue et n'a jamais été un enfant de chœur.
"Forever an O.G. […] The ghettos, the slums / With metal they come, all beefs settled with guns". Alors bien entendu, les egotrips remplis jusqu'à la gorge de phases assassines occupent encore l'écrasante majorité des pensées du sniper d'Afterlife (le reste se partageant entre tableaux des projects, diatribes anti-wack et autoportraits arrogants). Mais Ellay a mis son passé turbulent derrière lui pour se concentrer sur l'essentiel : la musique. Arrivé à maturité, il s'impose naturellement sur le beat, sachant désormais quand appuyer sur l'accélérateur et quand en garder sous la pédale. Un bon point donc.
Mais l'interrogation principale, comme souvent dans la clique Afterlife, concernait la qualité des productions qui allaient être proposées à l'ami Khule. Or, si l'on avait suivi de près la gestation de ce "In My Own World", c'est bien parce que ce bon vieux Joe Dub semble avoir le profil idéal pour remplir la mission demandée. Le profil d'un producteur au style affirmé, au passé chargé d'histoire (SFSM, Westcoast Workforce) et au CV plutôt bien rempli (des collaborations réussies avec Subtitle et Neila notamment). Et surtout, le profil d'un producteur dont les compositions solaires semblent en mesure de dompter les coups de sang de l'étalon Rifleman.
Sur "In My Own World", Joe opte le plus souvent pour un style chaud mais minimaliste, très musical, faisant la part belle aux claviers enveloppants et aux beats imposants secoués par quelques arythmies bien placées. Dans cette configuration, Ellay aligne facilement la mire. Sur les deux tiers de l'album, Old Joseph parvient ainsi à alterner avec bonheur les instrus agressifs, les titres rebondis et les moments plus laid-back (où quelques fragments de saxophone viennent pimenter le voyage). Ce mélange de brutalité et de douceur illustre comme il se doit la double personnalité de Khule (remember "Jeckyle & Hyde Theory"). En confiance, Joe se permet donc une poignée d'essais plus bruitistes à grand renfort de guitares électriques libérées, mais aussi quelques clins d'œil old school (le beatboxing addictif de 'Rock On' ou l'électro eighties de 'Westpresent') plutôt convaincants. Avec sa basse énorme, sa guitare sous tension et sa rythmique heurtée, Joe nous gratifie même avec 'Triflin' d'un hit évident dont les contours changeants permettent de mettre l'album sur les bons rails… A l'opposé du spectre, l'intrigant 'Stamp Em Anthem' vient rappeler que les bas-fonds et les compositions souterraines vont aussi comme un gant au Rifleman. Il y a donc amplement de quoi se réjouir.
Néanmoins, Joe Dub n'est pas une assurance tous risques en matière de productions. On le savait pertinemment : ses productions bien ficelées mais sans réel génie manquent souvent de ce petit vent de folie ou de cette montée d'adrénaline qui font la différence. Du coup, si l'album déroule plutôt bien, il ne brille pas particulièrement par son originalité (quelques samples cramées sont en effet sur le chemin) et Joe n'évite pas toujours à l'auditeur une certaine lassitude… surtout compte tenu de la durée marathonienne (70 minutes) de ce nouvel opus et du caractère unidimensionnel (égotrippant) d'une bonne partie des textes de son acolyte d'un jour. Et puis, avouons-le : il y a au menu quelques titres franchement ratés, à l'image du surexcité 'They Call Me Khule', du soporifique 'Men At Work' ou du longuet 'Universal'.
Le tableau n'est donc pas totalement exempt de défaut. Pourtant malgré ces longueurs et ces imperfections, le positif finit indiscutablement par l'emporter au fil des écoutes. Soyons clairs: "In My Own World" n'est pas encore le grand album de L.A. Cool qui mettra tout le monde d'accord… mais il constitue un nouveau pas dans la bonne direction après "Bullet Bulletins" et "Califormula". En domptant la fougue du Rifleman à l'aide de productions solides et (globalement) homogènes qui évitent intelligemment les effets de manche un peu cheap des précédentes sorties du californien, Joe Dub permet à Ellay Khule d'entretenir l'espoir et de signer un de ses opus solos les plus aboutis (sinon le meilleur).
"My shit about to drop, like Michael Jackson and his baby". Avec la répétition du geste, le tir se fait plus juste. Qui sait? A force d'essayer, le prochain album pourrait être le bon! Histoire que les disques d'Ellay Khule provoquent enfin le même émoi que ses apparitions scéniques…
Cobalt Août 2006