"Blackstar", "Reflection Eternal [Train of Thought]" : 2 albums au compteur de Talib que l'on peut légitimement compter au-delà des débats parmi les classiques de ces dernières années. Pourtant, c'est peu dire que le 'Put It In The Air' qui précédait la sortie de ce premier album solo avait déçu et laissait présager les pires concessions. Talib, l'un des meilleurs lyricistes de sa génération, le porte-drapeau de Rawkus, s'y laissait en effet aller à une alliance avec DJ Quik dans une opération "séduction des auditeurs de son West Coast". Le résultat : un hit dance floor facile et creux qui ne contenait que d'infimes traces du Kweli des origines... On commençait donc à se demander ce que Talib allait faire. Maintenant que Rawkus a retrouvé un distributeur, on peut juger sur pièce avec les 15 titres de "Quality".
Comme annoncé, Hi-Tek ne produit aucun titre ici. Vu son état de forme actuel, ça n'est peut-être pas plus mal... Mais même un Hi-Tek en petite forme aurait sûrement fait mieux que les 3/4 des productions auxquels on a le droit sur "Quality". Car oui, disons-le sans détour cet album est un sacré revers pour T.K. Greene qui a mal choisi ses compositeurs en prenant l'option casting des producteurs "hot" du moment au lieu de parier sur l'artistique pur. Dès le départ, tout part de travers. En effet, si l'on excepte la longue introduction, l'album s'ouvre réellement avec 'Rush'. Et que dire du synthé horrible et des guitares électriques pondus par Megahertz qui s'y unissent pour constituer le plus mauvais morceau de Talib Kweli à ce jour et débutent les choses de la pire façon imaginable. Surtout que sur 'Rush', la déception n'est pas seulement musicale car Talib se perd dans un egotrip vide de sens indigne d'un lettré de son pedigree... Heureusement, Kanye West redresse la barre à la production avec le piano dynamique et les choeurs gospel d'un 'Get By' responsable où Talib retrouve ses esprits et dresse un portrait des luttes inhérentes à la vie de rue. Mais à vrai dire, malgré quelques sursauts de ce type, "Quality" prend très longtemps à se relever de son faux départ et ce n'est qu'en fin d'album que l'on commence à retrouver le même plaisir qu'à l'écoute d'un Reflection Eternal grand cru. L'album oscille en effet constamment entre titres dansants ('Shock Body', 'Waitin' For The DJ') et ambiances nu-soul mollassonnes sans parvenir à trouver un réel équilibre. Talib n'arrive que trop rarement à sublimer l'hétérogénéité des styles des différents intervenants pour les intégrer à sa propre sauce. Un exemple de ce défaut : le soulissime 'Talk To You' est plaisant mais, avec son feeling acoustique et son tempo léthargique, il sonne plus comme un morceau de Bilal que comme un titre de Talib Kweli featuring Bilal. Autre exemple : 'Gun Music' évoque la culture des armes à feu qui gangrène les USA mais, peut-être porté par les Cocoa Brovaz, Talib y sonne complaisant et un peu trop thug à notre goût.
Mais qu'est-il donc arrivé à Talib? Où est le problème? Décortiquons un peu. Son flow multisyllabique est toujours dense, rythmé, bourré de mots et fort en vocabulaire. Sa diction reste claire. Ses textes sont bien écrits mais... ils manquent souvent de la profondeur et de la réflexion qui ont toujours été les points forts du emcee de Brooklyn. Et, plus généralement, "Quality" manque de coeur et d'émotion.
Talib tend trop à se satisfaire de peu alors qu'il n'est jamais meilleur que lorsqu'il utilise ses formidables dons d'écrivain pour des textes fouillés et introspectifs... 'Joy' est de ceux-là et il brille de mille feux. Sur un sample d'Aretha Franklin déniché par Ayatollah, Kweli évoque la joie d'être père avec honnêteté. Au registre des grands textes, on compte aussi 'The Proud' qui s'insurge contre la désinformation relative à quelques événements importants des dernières années. Cependant, les coups d'éclats lyricals de cet acabit sont bien peu nombreux.
Mais, objectivement, le problème majeur de "Quality" est bien la qualité aléatoire d'une production en demi-teinte qui sent le déjà-vu. 'Waitin' For The DJ' est inexcusablement mauvais et commercial. 'Guerrilla Monsoon Rap' voit Black Thought et Pharoahe Monch enchaîner les bonnes phases aux côtés de TK (quelle dream team!) mais il est affublé d'un instru syncopé peu flatteur de Kanye West et d'un refrain irritant. Quel gâchis! Ayatollah a beau tenir la baraque un bon moment, ce n'est que lorsque Jay Dee prend les manettes pour 2 titres sublimes que l'on est vraiment emporté... Mais on est déjà à la plage 11! Qu'à cela ne tienne, ne boudons pas notre plaisir car J Dilla a mis les petits plats dans les grands. Sur 'Where Do We Go', en hommage au jazzman Weldon Irvine, il nous sort un violon déchirant dans lequel Res et Talib noient leur chagrin pour un duo chargé en sentiments. Sur 'Stand To The Side', avec l'inimitable Vinia Mojica, la basse fait son effet, le groove devient chaud et Talib balance son meilleur texte. Poétique, il joue avec les mots sans perdre le fil et retrouve sa fibre "consciente". A partir de là, l'album finit en beauté... avec un 'Good To You' rythmé et un 'Won't You Stay' mélancolique.
Le son s'arrête. Au début, on sourit car Talib s'est bien racheté en fin de LP... puis on se rend compte que c'est déjà fini et on commence à s'énerver. Car Talib a beau commenter chacun de ses tracks sur son livret, on est bien loin de l'époque Blackstar! Ca y ressemble, ça s'en réclame parfois mais ça n'a clairement pas le goût de l'original Rawkus. La créativité s'est envolée et il ne reste que la maigre satisfaction de quelques titres bien tournés. En prenant la voie du succès mainstream, "Talib Kweli" a perdu une large part de son âme. "Quality" est dans l'air du temps et c'est bien le problème... car il n'est pas intemporel. Il s'écoute bien, tourne aisément sur la platine et fera sûrement un carton chez les amateurs de son new-yorkais peu regardants sur le fond mais tous les connaisseurs sauront reconnaître l'immense déception qu'il constitue. Il fera monter ses chiffres de ventes mais il aliènera beaucoup des fidèles de la première heure. Comme on est gentils, on dira que c'est un faux pas et que Talib va s'en relever... mais en même temps on a des doutes.
Cobalt Novembre 2002