Replaçons nous dans le contexte. Nous sommes en 1997. Puff Daddy et les soldats No Limit sont aux sommets des charts. Le jiggy a pris le pouvoir sans prévenir et semble ne pas vouloir le rendre de sitôt. En Californie, pourtant, la résistance s'est organisée depuis longtemps autour de quelques points névralgiques desquels surgissent constamment des emcees novateurs remettant en cause nos préconceptions sur le rap tout en rendant hommage à leurs prédécesseurs. Parmi ces lieux de culture salvatrice, le Good Life Café figure en bonne place. C'est là qu'un soir de 1993 deux participants réguliers des soirées open mic, les Rebels of Rhythm et le Unity Committee, décidèrent d'unir leurs forces pour un maxi de résistance paru 2 ans plus tard sur Blunt Recordings : 'Unified Rebelution'. L'effet sur les hip-hoppers du monde entier se fit ressentir rapidement et Jurassic 5, car tel était le nom de ce nouveau collectif, devint vite un favori des backpackers. Mais, voyant que leur label ne comptait pas amener les choses plus loin, les 6 larrons de Jurassic 5 réunirent leur argent de poche pour auto-produire leur premier essai en Octobre 1997. Un "EP" qui proposait une vraie alternative au hip-pop qui polluait les ondes radio. Un "EP" devenu légendaire qui se répandit comme la poudre dès sa sortie, révéla à tous l'intarissable vivier de talent californien et qui se voit ici chroniqué dans sa version longue (parue quelques mois après la sortie de l'original, avec l'aide de la structure Play It Again Sam).
Dès les premières notes de 'In The Flesh', Jurassic 5 nous plonge dans son univers sonore. Un break de batterie fracassant, une boucle de guitare sautillante et ces 4 emcees qui rappe à l'unisson… Un délicieux parfum de revival old school s'échappe des enceintes et nous fait découvrir une fraîcheur et une énergie qu'on avait oublié au fil des années, inondés que l'on était sous les sorties des pseudo-gangsters de studio. A bien y réfléchir, c'est clair : 'In The Flesh' est l'introduction idéale pour le sextet. Les flows dynamiques se font écho et nous prennent irrémédiablement dans la toile ensoleillée qu'ils tissent sur la rythmique funk. Les harmonies vocales laissent la place à des couplets solo pour mieux revenir après quelques mesures. Le micro passe de main en main et l'on est sous le charme du combo californien. On se met à fredonner les rimes soi-même sans s'en rendre compte. Et partout au fil des titres, on retrouve intact ce plaisir de la musique et des mots. Que ce soit sur l'egotrip bon enfant d'un 'Action Satisfaction' porté par une ligne de basse addictive, sur le frappant 'Without A Doubt' ou sur la guitare trépidante d'un 'Improvise' où Akil, Chali 2Na, Marc 7even et Zaakir s'introduisent tour à tour au micro avant de se lancer dans des couplets communs à la Cold Crush Brothers, on est terrassé par la facilité, la spontanéité et l'apparente innocence avec lesquelles le groupe parvient à redonner vie aux racines du hip-hop en y injectant du sang neuf. On est marqué par l'alchimie évidente entre des rappers qui sonnent aussi à l'aise en solo que lorsqu'ils chantonnent ensemble refrains ou couplets. On est emporté par leur dynamisme et la façon dont leurs rimes s'incrustent dans l'esprit sans crier gare. On est subjugués par les collages sonores et la funkytude des productions de DJ Nu-Mark et Cut Chemist. A dire vrai, on est renversé encore plus particulièrement par quelques titres…
Le piano nostalgique et le refrain de 'Concrete Schoolyard' restent ainsi gravés dans nos mémoires 5 ans après :
"Let's take it back to the concrete streets/ Original beats wih real live emcees/ Playground tactics, no rabbit-in-the-hat tricks/ Just that classic rap shit from Jurassic". Comment rester insensible à cette mélodie imparable et à ce texte où le sextet livre son manifeste en nous confessant sa passion sans borne pour le hip-hop? Pour d'autres, le morceau de bravoure de ce "LP" est ailleurs. En effet, comment ne pas fondre pour l'inoubliable alliance flûte/basse/batterie d'un 'Jayou' rarement égalé (et repris sur le premier volume de "Lyricist Lounge") ? Dès son introduction, on est conquis. La boucle part puis s'arrête. Les 4 emcees se lancent dans un a cappella à l'unisson. Lorsque la rythmique repart pour soutenir leurs egotrips, le track prend vraiment toute son ampleur et s'adjuge sans plus de discussion le titre convoité de classique indémodable. L'autre perle indiscutable de cet opus, c'est bien entendu la 'Lesson 6 : The Lecture' de l'extravagant Cut Chemist. Reprenant à son compte l'héritage de Double Dee + Steinski avec ce morceau, Cut Chemist nous livre un cours de chimie aux platines. Collant bout à bout des extraits de disques éducatifs sur une boucle basse/piano du meilleur acabit, il multiplie les manipulations vinyliques et les bruitages tout en gardant un fil narratif. Immisçant de multiples breaks de batterie ou de flûte dans le mix, il rend à lui seul le voyage passionnant tout en utilisant ses extraits sonores pour nous raconter sa progression aux platines au fur et à mesure que le morceau avance. Grandiose.
Voilà pour le gros de ce "LP" mémorable. Après de telles merveilles, le reste n'est que du bonus. On retrouve quelques interludes musicaux qui permettent au duo de deejays de faire étalage de leur malice et des disques obscurs qu'ils possédent ('Quality Control Part II', 'Setup') mais aussi quelques instrumentaux qui feront plaisir aux apprentis emcees comme aux DJ's ('Action Satisfaction' et le second mouvement de 'Concrete Schoolyard' caché sous l'énigmatique blase de 'Blacktop Beat'). Au final, peu de choses à dire sur ce "LP", sinon que le premier essai de Jurassic 5 était un authentique coup de maître. Blindé de tous les côtés, cet album court mais intense constituait la meilleure surprise du début d'année 1998 et reste aussi vital malgré les années. Il est de ces rares albums qui savent allier accessibilité et grande qualité. Un de ces albums qui réconcilient les publics et dont on ressort un sourire aux lèvres. Un de ceux que l'on chérit et que l'on ne saurait que chaudement vous conseiller de reposer encore plus souvent sur la platine.
Cobalt Avril 2003