La dernière fois qu'on les avait laissés, Adeem, Maker et DJ DQ venaient de nous asséner sans prévenir l'un des opus les plus intensément indispensables de ces dernières années: "Seconds Away". Logiquement, on attendait avec fébrilité la suite des aventures de ce trio fruit du hasard et des rencontres inopinées que réserve encore (heureusement) la scène underground. En attendant le second long format "Catch As Catch Can" qui devrait atteindre les bacs dans les mois qui viennent, "Sunset Lodge" s'ouvre sur les restes du (fantastique) dernier titre de "Seconds Away". Mais en trois ans, les choses ont changé. Maker est devenu l'un des producteurs les plus en vue du moment depuis son intégration dans le giron Galapagos 4, Glue s'est bâti une solide réputation collective à force de concert et d'activisme, le studio du trio s'est doté de Pro-Tools… Et, accessoirement, Bush a envahi l'Iraq et été réélu.
"One man's ego was enough to destroy the world". Du coup, au-delà des des états d'âmes personnels et des raps cathartiques, Adeem et ses collègues ont pris la décision de se muer à l'occasion en porte-parole de la majorité (?) silencieuse. Histoire de faire entendre un autre son de cloche que celui que font retentir Fox News et les sbires de Rupert Murdoch partout à travers le "monde libre". Insoumis à l'état, Adeem se lance donc dans quelques charges énergiques contre cet empire de la peur, de l'individualisme et de la corruption où l'injustice est une valeur montante et où l'incarcération reste le seul moyen pour les puissants de museler toute forme de rébellion.
"But spirits are hard to break, it's bigger than skin & bones". A l'entendre militer avec virulence pour la libération du prisonnier politique Léonard Peltier, leader de l'American Indian Movement, sur la guitare offensive de 'We Need AIM', l'auteur de "Sweet Talking Your Brain" prend soudainement des allures d'un Zack de la Rocha version Scribble Jam.
Mais, si les blessures profondes qui hantaient les recoins de "Seconds Away" ont plutôt bien cicatrisé, Adeem n'est jamais aussi fort que lorsqu'il panse ses plaies, livre ses réflexions sur la vie, la religion… Ou plus simplement lorsqu'il scanne ses pensées et son quotidien.
"These kind of songs haunt you, but I don't mind / looking back on the drama makes the day feel fine". Alors quand il évoque son amour tué dans l'oeuf par le poids des non-dits, des tourments personnels et des regrets sur le piano clair de 'Holding The Horizon Hostage', on est forcément sous le charme de ce emcee atypique au sourire un peu mélancolique. D'autant plus qu'il arbore un flow plus fluide que jamais, slalomant sur le rythme avec aisance, comme porté par la conscience politique renforcée qui l'habite désormais. A l'aise avec son bagage technique, le collègue de Shalem ne fait pas de prisonniers… Il se permet même de chantonner sur le blues de 'Ain't Nothing Promised About Tomorrow' (même si l'exercice de style devient vite assez vain et constitue le seul titre de trop sur ce bref EP).
Il faut dire que le travail de Maker a tout pour instaurer un climat de confiance. Marco nous sert à nouveau ces compositions solides, travaillées mais économes dont il a le secret. Ces compositions personnelles qui installent des ambiances en un tournemain, sans jamais trop en faire. Qui font la part belle aux batteries vivantes, aux samples bien nés et aux détails qui font mouche, à l'instar du saxophone élusif de 'Steal The Crown'. Si on devait noter une évolution par rapport à "Seconds Away", on dirait qu'en bout de course le son de Glue se teinte ici d'une tonalité plus chaude, plus organique que par le passé (moins prenante aussi, avouons-le). Le futur dira si cet état de fait augure d'un vrai changement d'optique ou d'une envie passagère. Pour le moment, tout ce joli petit manège est souligné comme il se doit par les manipulations vinyliques musicales d'un DJ DQ distillant souvent une mélancolie douce, à l'instar de la flûte traversière mouvante de 'Automnonous'. Se permettant même un passage de beat-juggling idéalement placé sur 'Still Eyes', l'Animal Cracker prouve qu'il a un sens de l'a-propos et une intelligence du placement qui manquent cruellement à nombre de ses contemporains.
Mais ne nous perdons pas en conjecture. Car ce "Sunset Lodge", c'est avant tout un titre, un sommet. 'Early Morning Silence'. Une mélodie de guitare à la fois triste et irrésistible, quelques touches de trompettes, une voix élégiaque nous susurrant
"Don't close your eyes, please stay awake" pour mieux installer le décor du réveil matinal déchirant d'Adeem au côté du corps inanimé de sa dulcinée.
"This morning I woke up and the ceiling was peeling / My eyes couldn't adjust, the sun was beginning / to ply open the shades and burn through cotton skies / And I reached overt to hold you and you were cold as night / Now the room was hot but your body felt different / I tried to wake you up but your head never lifted". Un son qui donne des frissons, des effets savamment dosés, un texte qui touche au cœur, des scratches subtils… Si bien que quand DQ distord à volonté quelques vocalises tristes dans les dernières mesures, une vague d'émotions confuses nous submerge. La perfection pure.
Du coup, si au cours de sa "professionnalisation" et de la rémission d'Adeem, Glue a sûrement perdu un peu du charme unique de "Seconds Away", "Sunset Lodge" n'en reste pas moins un EP solide, varié et abouti qui n'a pas à rougir dans les discographiques enviables de ses trois auteurs. Qui sait? A en juger par la magie qui transpire d'un 'Early Morning Silence', le meilleur est peut-être encore à venir.
Cobalt Septembre 2005