Soyez prévenus : le nouvel album de Common est une plongée dans un univers rap parallèle. Un univers de métissage, où les cloisons se sont effondrées et où le meilleur de la soul et du rock psychédélique de la fin des années soixante ont autant le droit de parole que le hip-hop pur et dur. Certains y voient une surprise et pourtant l'issue était prévisible. Car depuis "Can I Borrow A Dollar ?" Common Sense a bien changé et n'a cessé d'aller de l'avant. Lui qui n'était en 1993 qu'un rappeur de Chicago au flow diggedy s'est transformé au fil des albums en un emcee de haut vol ("Resurrection") ainsi qu'en un des meilleurs paroliers de sa génération avant de montrer la voie du renouveau à toute la scène rap. Chantre de l'introspection, de la spiritualité et d'un rap dit "conscient", Common a d'abord teinté de soul ses titres ("One Day It'll All Make Sense") avant de se lancer dans une expérimentation plus brute avec "Like Water For Chocolate". Nourri par sa rencontre avec les Soulquarians, éloigné de son Chicago natal, Common avait su repousser ses propres limites pour créer un album intense, difficile et pourtant indispensable et couronné d'un succès bien mérité.
"Electric Circus" poursuit la voie ouverte sur le dernier album en élargissant le spectre des influences et en allant encore plus loin dans la musicalité. Désormais, Common s'est libéré des cadres trop rigides du boom-bap associé au rap pour dresser un tableau global de ses goûts musicaux… Pour autant, Common rappe toujours (contrairement à ce que certains semblent dire)! Mais c'est à un Common en paix avec lui-même depuis la naissance de son idylle avec Erykah Badu que nous sommes confrontés. Il dédie d'ailleurs à Erykah un 'Come Close' magnifique en forme de déclaration d'amour. Décomplexé, posé, calmé, il n'en reste pas moins un emcee profond et extraordinaire doué d'un talent d'écriture rarement égalé. Constellés de métaphores et d'images aux niveaux de lecture multiples, ses textes déclamés d'une voix claire sont de vraies démonstrations qui ouvrent l'esprit tout en divertissant avec quelques punchlines bien senties. Et tout au long des titres, Common n'a de cesse de revendiquer sa nouvelle incarnation musicale et ce besoin d'émancipation qui devrait être celui de tous ses confrères afro-américains selon lui ('Soul Power', 'I Got A Right Ta', 'The Hustle'). Critique vis-à-vis du matérialisme et de l'inculture qui dominent les ondes et les esprits en ce début de millénaire ('Aquarius'), Lonnie Lynn se montre néanmoins plus ouvert et tolérant que jamais dans sa peau d'homme libre. Qui aurait cru il y a quelques années entendre un jour Common évoquer l'homosexualité (autrement qu'en des termes injurieux) comme il le fait sur 'Between Me, You & Liberation ?' Un titre sublimement émouvant et personnel où Common nous conte certains moments de sa vie et certaines rencontres qui lui ont fait prendre conscience des bienfaits de la liberté. Libération de ses propres démons à travers l'amour, libération des souffrances de la maladie par la mort… Les exemples donnés sont nombreux et toujours abordés avec tact, sans voyeurisme.
Sur 'Between Me, You & Liberation', on note que le légendaire jazzman Bobby Humphrey vient enjoliver de sa flûte traversière légère l'instru de ?uestlove et James Poyser. Sur l'hommage aux hôtesses du téléphone rose 'Star '69 (PS With Love)', c'est l'inégalable Prince qui est convié à jouer du clavier et de la guitare. Sur 'Heaven Somewhere', c'est papa, Lonnie "Pops" Lynn, qui vient une fois de plus prêter main forte à son fiston. Bref, plus que jamais, Common assume pleinement ses influences et honore ses prédécesseurs ('Jimi Was A Rock Star'). En un sens, cet album est une ode au pouvoir curateur de la musique. Sur le jazz swing de 'I Am Music', Common endosse du reste son identité (dans un bel exercice de style). Partout, il laisse la musique vivre et aménage des espaces d'expression pour les instruments (les guitares électriques en particulier). On se souviendra longtemps de l'orgie harmonique née de l'association audacieuse des claviers légers, de la guitare rêveuse et de l'orgue "Doors" d'un 'Aquarius' qui finit en apothéose... ou du rock dissonant et des scratches géniaux de 'Electric Wire Hustler Flower'. Des interludes musicaux créent idéalement les transitions entre les morceaux et Common laisse souvent les ambiances s'installer et la tension monter pendant plusieurs mesures avant de poser ses vocaux. Même si les inspirations sont multiples, les Soulquarians ont bien veillé à la cohérence du LP. Et Dilla (a.k.a. Jay Dee) est toujours là pour s'assurer que les fans de rap ne sont pas trop perdus. La rythmique décalée et le clavier fantomatique d'un 'Soul Power' au charme hypnotique sont à ce titre de petits chefs d'œuvre d'inventivité orthodoxe. Tour à tour réfléchis, agressifs, planants ou chaloupés, les rythmes s'enchaînent superbement. Les adéquations entre les atmosphères et les thèmes sont en plus au poil. Peut-être pris dans l'élan créatif de Common, les Neptunes produisent même 2 titres étonnamment réussis en rangeant leurs synthés au placard : 'Come Close' et 'I Got A Right Ta'. Bref, si 'Jimi Was A Rock Star' et 'The Hustle' auraient dû rester dans les coffres (le premier pour sa tentative longuette et ratée de chant, le second pour son instrumental lourdingue), "Electric Circus" est un petit bijou. Dernière remarque : contrairement à ce que l'on pouvait craindre, l'abondance de featurings ne perturbe en rien le cheminement personnel d'un Common qui a su se nourrir des apports de chacun pour enrichir la vibe globale…
Au bilan, même s'il s'inscrit dans la démarche artistique de Common, il est clair que "Electric Circus" surprendra… Agréablement ceux qui ont l'esprit large. Rompant avec les codes pré-établis du rap, il constitue un vrai bond en avant pour Common. Comme il le dit :
"Hip-Hop is changing. Y'all want me to stay the same ?!". Nous, non. Alors, supportez l'évolution d'un grand du hip-hop de notre époque…
Cobalt Décembre 2002