Présenté comme l'événement hip-hop de la rentrée, "The Shining", la première production post-mortem de Jay Dee (dont la sortie a déjà été repoussé plusieurs fois par BBE), est enfin disponible dans les bacs. L'ancien Slum Village emporté en février dernier par une terrible maladie n'avait pu terminé ce disque sur lequel il travaillait pourtant depuis plus de deux ans. Pour autant, si le mixage final fut confié à Karriem Riggins, batteur et ami de longue date de Jay, la plupart des matériaux contenus dans cet opus ont bel et bien été rassemblés avant le décès de Dilla ; le Soulquarian veillant jusqu'à sa fin à ce que le projet prenne forme selon ses conceptions. Reste qu'il s'agit là d'un album inachevé, le genre d'album posthume qui peut pousser à toutes formes de spéculation sur les conditions finales de sa réalisation…
Avec "The Shining", on pouvait à priori s'attendre à tout. La mort d'un artiste, surtout dans le business de la musique, s'accompagne souvent d'une forme bien tardive de reconnaissance. De fait, le beatmaker de Détroit est devenu depuis quelques mois, une référence incontournable, une icône, encensé de toutes parts. Un plus large public peut aujourd'hui redécouvrir par ce biais une œuvre imposante qui ne se résume pas à la production de quelques hits très entendus. C'est dans ce contexte toujours un peu particulier que sort "The Shining". Un contexte qui fait (mécaniquement) que ce disque peut potentiellement devenir dès sa sortie l'album le plus vendu de la carrière de Jay Dee… De quoi générer des recettes attendues qui pourraient aider à mettre définitivement à l'abri ses héritiers, mais aussi à faciliter le développement de la fondation crée par Maureen, sa mère (www.jdilla.org). Autant d'éléments qui nous amenaient à redouter un disque bien plus formaté que le sublime "Donuts", un album froidement conçu (voire réarrangé) pour faire des dollars et se hisser au sommet des charts alternatifs… Gardons notre calme : fort heureusement, cette hypothèse ne prend pas corps.
"The Shining" à l'exclusion d'un ou deux titres un peu en dessous contient peu de temps morts et est totalement exempt de concessions commerciales. Mieux, son contenu surclasse sans mal la grande majorité des productions sorties ces derniers mois. Malgré des défauts réels (et plutôt secondaires), cet opus réjouissant fera à n'en pas douter date dans la carrière de Dilla. Une seule écoute suffit pour s'en rendre compte. On est immédiatement marqué par la touche soulful qui imprègne la première partie du disque et lui donne un caractère étonnamment positif et enjoué (l'astucieux 'Baby', le magique 'Love' avec la ferveur de ses chœurs). Cette impression est durable : James Yancey est parvenu à produire un album qui résonne comme un cri d'espoir, une déclaration d'amour à la vie et à la musique… Oui, l'amour est clairement le thème récurrent ici (ce n'est pas pour rien que 4 titres sur 12 contiennent le mot « love »). À ce titre et aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un album réalisé par un condamné, "The Shining", est la bande son idéale pour passer aux travaux pratiques...
Dilla, incandescent, parvient à nous surprendre sur presque chaque titre, tout en dressant une sorte de rétrospective des différents courants qui ont parsemé sa discographie. Naturellement, les rythmiques sont ici irréprochables. ?uestlove ne se trompait pas lorsqu'il disait de son compère Soulquarian qu'il était "le meilleur batteur du monde". Illustration brillante sur le superbe banger 'E=MC2', lorsque le rythme rentre à contre-temps se plaquer sur un sample vocal passé au vocodeur. Des productions pures, plus séduisantes les unes que les autres s'enchaînent avec une simplicité déconcertante. L'atmosphère est envoûtante, tour à tour digitale ou résolument organique. Si certains titres sonnent plus mélancoliques ('So Far To Go') on ne sent jamais le poids de l'amertume ou de la résignation. Common, D'Angelo (discret mais très inspiré) et un Pharoahe Monch exalté, jouent parfaitement le rôle que l'on pouvait attendre d'eux, et ce dans un registre très émotionnel.
Les emcees invités sur "The Shining" ne sont malheureusement pas tous aussi méritants. Busta Rhymes, présent sur l'intro, est ainsi à la limite de l'auto-caricature. Il ne parvient à se hisser au niveau du phénomène 'Geek Down', véritable objet sonore non identifié, qu'au prix de trop rares onomatopées (même si la courte durée de sa prestation peut en partie expliquer cette impression). La participation de Black Tought est elle aussi de moyenne facture. Il faut dire que le membre des Roots s'est vu confié une instru relativement plate (la seule du lot à vrai dire) qui colle assez mal avec son flow. La mayonnaise ne prend pas et 'Love Movin'' est un cran en-dessous. Guilty Simpson, présent sur deux titres, s'en tire par contre nettement mieux (pas pour la qualité de ses lyrics par contre), notamment lorsque son flow se trouve accolé à ceux de Madlib (très en forme) et de Jay lui-même sur 'Baby'.
Mais la production est à nouveau le point fort de "The Shining", qui contient également trois interludes d'un calibre peut être supérieur (ou tout du moins équivalent) à celui de "Donuts". Notons d'ailleurs que le triptyque instrumental composé des pépites 'Love Jones', 'Over The Breaks' et 'Body Movin'' est marqué de l'empreinte de Karriem Riggins qui y joue les parties de batteries, voire les claviers. Le cadre strict du rap est ici délaissé pour un résultat assez inhabituel mais très réussi, sorte de mélange de hip-hop lourd aux sonorités synthétiques assez froides et de jazz-funk à tendance afro-futuriste. On y découvre les talents d'organiste de Jay, parfaitement à l'aise derrières ses instruments : Micro Korg et clavier Rhodes.
Hormis le sirupeux 'Dime Piece' (sur lequel on passera), quelques longueurs par-ci par-là (dues au caractère répétitif de certaines séquences et à un contenu lyrical pas toujours folichon) et la courte durée de l'ensemble (un peu moins de 37 mn), "The Shining" est donc une vraie bouffée d'oxygène. Une réussite qui créera facilement l'addiction, car il constitue certainement l'album le plus accessible de la carrière de Jay Dee. James Yancey nous quitte donc au sommet de son art. La conclusion du disque 'Won't Do' l'illustre bien. Ce titre posé et hypnotique aux effluves spirituels voit le beatmaker prendre le micro. Jay y est convaincant, comme aux plus beaux jours de SV, alternant couplets rappés et refrains chantés. "The Shining" s'achève sur cette ultime échappée vocale en solitaire… On se dit alors que notre homme laisse décidemment derrière lui un sacré héritage. "The Shining", à l'instar de "Donuts" (avec lequel il a le point commun d'avoir été enregistré durant des séjours prolongés à l'hôpital), constitue bien, et ce malgré ses imperfections, l'apothéose de la carrière du beatmaker de Détroit. Et dire que "Jay Love Japan" sort prochainement en Europe! Finalement 2006, si on le voit sous un certain angle est plutôt un bon cru… Plus sûrement encore, c'est l'année de Jay Dee. Mieux vaut tard que jamais.
Kid Charlemagne Septembre 2006