"Burner" est un disque autobiographique, le premier véritable album solo d'Odd Nosdam. C'est aussi le fruit d'un travail de longue haleine, puisque 7 ans furent nécessaires pour rassembler les matériaux utilisés dans cet opus. Enregistré en plusieurs étapes, dans les villes des Etats-Unis où le beatmaker a séjourné (Cincinnati, Oakland puis Berkeley), cet album profondément personnel fourmille de collaborations inattendues avec plusieurs artistes éloignés de la sphère Anticon et de l'univers hip hop (citons Mike Patton, Jessica Bailiff, et Liz Hodson).
Pour re-situer un peu les choses, il convient de dire que "Burner" succède à plusieurs enregistrements solos, contenant tous leur lot d'idées et de hits potentiels, mais souvent bâclés. Le genre de projets qui laissait penser jusqu'à aujourd'hui que Nosdam était incapable de finaliser correctement un album. À quand la sortie du digne successeur instrumental du premier Clouddead (paru il y a cinq ans déjà)? Odd semblait repousser l'échéance en enchaînant négligemment les compilations (intéressantes mais limitées) de beats inaboutis avec quelques perles dispersées ça et là… Exemple type: le "sketchbook" "Plan 9" (selon les mots de l'auteur) était ainsi composé d'une quarantaine de morceaux dont aucun ne dépassait la minute 30. Odd Nosdam était-il condamné à n'être qu'un génial concepteur d'interludes? Plus le temps passait et plus on pouvait se permettre de le penser…
Autant le dire tout de suite, "Burner" est le plus parfait démenti à ces critiques naissantes. Peu de beatmakers produisent dans leur carrière un album si homogène et original, en parvenant à aborder une telle variété de genres tout en suscitant une palette d'émotions si étendue. Sur "Burner", Odd Nosdam nous livre le meilleur de son inspiration. L'info, c'est aussi qu'il passe définitivement un palier sur le plan de la qualité de production, du mixage, des arrangements… Et ce, sans rien perdre de sa créativité. "Burner" contient ainsi plusieurs morceaux aux structures complexes qui dépassent les six minutes sans que l'ennui pointe le bout de son nez.
L'absence de beat, caractéristique (entre autres) des trois premières minutes de 'Untitled Two', peut ainsi dérouter plus d'un auditeur non averti… Pourtant "Burner" n'a rien d'un album conceptuel ronronnant, derrière son intransigeance artistique. Odd ne tourne pas en rond et expérimente dans toutes les directions. Si elle se montre toujours aussi juste dans l'utilisations des filtres et des effets (l'album peut d'ailleurs être interprété comme un hommage subtil aux grandes figures de l'ambient lo-fi/shoegazer des années 90 que furent Flying Saucer Attack ou My Bloody Valentine), la musique d'Odd Nosdam a gagné en richesse, en sophistication. Surtout, elle demande encore aujourd'hui une plus grande ouverture d'esprit… Les premières minutes de l'audacieux 'Untitled Two' peuvent ainsi faire penser à un croisement illuminé aussi spontané qu'improbable entre Brian Eno (époque Music for Airports), le japonais Merzbow et une chorale presbytérienne du Maine… Mais, très progressivement, la production évolue ensuite vers un registre plus noir. La conclusion du morceau est un vrai bad trip, à l'image d'une descente sous acide mal négociée dans un concert de musique noise.
Dans le même ordre d'idées, 'Small Mr. Man Pants' (realisé avec la collaboration de Fog) illustre bien cette volonté quasi-systématique de passer d'une émotion à l'autre, de brouiller les pistes. Il démontre en outre les progrès effectués par le beatmaker au niveau de la composition pure (le très beau thème de l'introduction)… Partant d'une base hip-hop puis injectant de nombreux éléments expérimentaux (les nappes saturées), Odd et Fog n'hésitent pas à multiplier les breaks pour se rapprocher ostensiblement de la musique concrète, du post-rock, de la musique industrielle ou encore de la musique minimaliste…
On connaissait Odd, le digger de toute première catégorie aux sources d'inspirations multiples et décalées (de la country-western au hard rock FM, pour faire court) ; on le découvre ici plus savant et carrément subtil : le beatmaker est passé d'une recherche harmonique instinctive à un mode de composition plus calculé et élaboré. En reprenant des éléments anciens et bien connus sur l'interlude 'Clouddead', il parvient ainsi à tirer l'ensemble vers le haut avec un rendu plus mélancolique que sur le titre original. Bien aidé par la douce voix de Liz Hodson, Nosdam prouve qu'il a définitivement atteint une plus grande maîtrise de son art.
Entre l'intro épique 'Untitled Me' et son beat pêchu, la ballade cosmique 'Untitled Three' en compagnie de la chanteuse folk Jessica Baillif et le très cool 'Refreshing Beverage' (feat Dosh) avec sa ligne de basse qui reste bien dans la tête, l'auditeur passe par plusieurs états, oscillant entre agitation et méditation. Cet éclectisme réjouissant trouve une belle traduction dans '11th Avenue Freakout pt. 2', le single de "Burner" qui voit l'étonnante collaboration du membre d'Anticon avec le célèbre et controversé Mike Patton (passé du rock mainstream dans les années 90 avec Faith No More à l'underground avec Fantômas aujourd'hui). Ce très bon titre dynamique aux accents pop est un refrain de 4mn qui ne passera pourtant jamais sur MTV… Comme on peut l'imaginer, Odd s'en fout… Cet état d'esprit libertaire se retrouve sur quelques morceaux aux prétentions plus modestes, mais toujours pertinents, comme sur un '11th Avenue Freakout Part. 1' qui sonne un peu comme l'écoute prolongée d'un mélange de dub et de hip hop ralenti, la tête plongée dans un bocal.
Reste que l'ultime morceau de Burner, 'Flying Saucer Attack' (en hommage au groupe éponyme) s'impose comme le chef d'œuvre du projet. Cette longue plage ambient de presque 9 minutes (sans beat) fout la chaire de poule et dépasse largement (osons le dire) sur le plan de la recherche musicale les meilleurs moments des deux Clouddead. Ce titre à l'image de l'album est une invitation au voyage (intersidéral). Une expérience rare, d'une grande richesse. "Burner" est le disque idéal pour s'évader, même si son accès est difficile (c'est un disque qui s'écoute seul, casque sur les oreilles). Même s'il peut être déroutant ou rebutant pour un public peu familiarisé avec la musique expérimentale, "Burner" possède l'intérêt d'être un formidable outil de vulgarisation : cet album inclassable et novateur ne restera peut être pas dans les annales de l'histoire de la musique électronique, mais il jette des ponts entre de nombreux genres musicaux et consacre Nosdam comme le beatmaker le plus déviant et dévié de la galaxie hip hop. Odd est parti sur une autre planète (située à l'exact opposé de celle où séjourne son ami Jel). Il ne reviendra pas, mais il continue pourtant à vous tendre la main… A vous de suivre.
Kid Charlemagne Mai 2006