Jel est le meilleur producteur d'Anticon. C'est sûr… Peut-être même plus. C'est sûr aussi, à bien y réfléchir. Pourtant, en restant cantonné pendant longtemps à sa famille proche, le partenaire indissociable des aventures les plus excitantes de Dose One a considérablement limité son rayonnement. Du coup, malgré une discographie marquée par deux incontournables ("them" et "the taste of rain… why kneel") et plusieurs compositions traumatisantes, la renommée de Jeffrey dépasse difficilement le cercle des inconditionnels du collectif mis sur pied par Sole et Pedestrian en 1998. Surtout que les vocalises
arty de Dose ont souvent focalisé l'attention (et les tensions) au risque de faire passer au second plan le travail de Jel. Heureusement, les choses sont en train de bouger. Déjà parce que Jel commence à sortir la tête de sa fourmilière pour collaborer ponctuellement avec des artistes aussi multiples que Prince Poetry ou le gros 2Mex. Et puis aussi parce que l'aventure "13 & God" (concoctée avec le noyau dur de Notwist) aura permis à Jel de conquérir un nouveau public…
Du coup, voilà qu'après toute une série de projets solo inégaux et plus ou moins confidentiels ("Greenball", "10 Seconds" ou "The Meat & Oil EP"), Jel a soudain le droit à un album à lui en bonne et due forme avec ce qu'il faut de promo et de buzz. Il faut dire que dans la continuité de sa démarche d'ouverture, Jeffrey a eu l'idée d'inviter à sa table non seulement ses amis anticoniens mais aussi Hervey Salters (le clavier de General Electrics), Stefanie Böhm (la voix du combo allemand Ms. John Soda) ou Wise Intelligent, icône indétrônable du rap pro-black de la première moitié des nineties au sein des Poor Righteous Teachers! De quoi mettre à mal les étiquettes collées sur le dos d'Anticon depuis des années (parfois à raison, il faut l'avouer). De quoi aussi attirer les curieux qui n'avaient pas forcément trouvé leur compte dans l'austérité un peu plan-plan des instrumentaux d'un "The Meat & Oil EP" (au hasard).
Voilà donc ce "Soft Money". En alternant assez équitablement plages instrumentales et morceaux où les voix ont droit de cité, Jel a somme toute opté pour un format classique. Pour autant, ce classicisme de façade ne l'empêche pas d'avoir le bon goût de redistribuer les cartes à chaque titre. Ici, un 'Thrashin' tout en distorsions et volontairement impitoyable pour les oreilles sensibles. Là, un 'No Solution' aérien, tout en retenue. Ailleurs, les mille et une nuits électroniques d'un 'All Day Breakfast' qui fait coexister instants de rêve et violence des percussions en jonglant habilement entre violons orientaux et rafales de hats nerveuses. Là-bas encore, des nappes robotiques enveloppant la douce voix de Stefanie Böhm pour un rendu étonnant où l'on peine à distinguer la frontière entre l'humain et la mécanique des machines. Dans le coin à droite, quelques scratches de gospel bien sentis. Au milieu de cet assemblage hétéroclite qui ne connaît pas de frontière, certaines balises permettent pourtant de ne pas perdre le fil. Il y a d'abord ce voile de mystère, de secret qui drape l'air de rien les 40 minutes du parcours et qui explique la diffusion lente mais sûre du poison "Soft Money" dans les veines. Il y a également cet amour inextinguible pour les rythmiques de tout bord que Jel construit en direct sur les pads d'une MPC toujours aussi fringante. Les programmations alambiquées donnent l'impression d'évoluer constamment sur un terrain fait de sables mouvants, que Jeffrey prend un malin plaisir à parsemer d'incidents rythmiques.
Et comme Jel n'aime pas brasser du vent, il a décidé d'accompagner ces arythmies par quelques saillies vocales pour le moins revendicatives, prenant pour cibles désignées le consumérisme effréné de notre époque où les guerres préventives menées par son pays.
"It ain't living until you know what it is that you'll die for". Si ses propres contributions vocales nous laissent plutôt dubitatives (un rap fonctionnel, sans saveur particulière) et ne resteront pas dans nos annales personnelles, il en est tout autrement lorsque Wise Intelligent prend le micro. C'est la surprise du chef! Avec son beat explosif, son clavier hypnotisant et son refrain bruitiste, 'WMD' ressuscite le leader de PRT. Aussi offensif qu'à l'époque où Bush père était aux commandes, l'ancien protégé de Tony D
"which saw the towers fall before the planes went in'em" s'en prend désormais à Junior et à son Patriot Act, preuves à l'appui. Le résultat (chaotique et minimaliste) est essentiel…et change agréablement des enfantillages élitistes qu'un Dose avait réservé à des beats du même tonneau ces dernières années.
Pourtant, quelque chose nous empêche de nous enthousiasmer sans retenue pour ce "Soft Money". Quelque chose comme l'intime conviction que Jel en garde encore sous le coude ; comme le sentiment que d'autres formules lui auraient permis de laisser son empreinte plus durablement dans nos oreilles ; comme l'impression persistante itou d'un léger manque de folie et de spontanéité. Comme si à trop calculer certains effets, Jel avait un peu perdu de vue la brutalité naturelle qui rendait si essentielle les
"it's them" d'autrefois… Enfin, voilà un peu de grain à moudre pour ceux qui voudront (comme nous) faire la fine bouche… Dans l'absolu, il n'en reste pas moins que "Soft Money" est un opus soigné, souvent emballant et indubitablement le projet solo le plus abouti du beatmaker de themselves jusqu'ici. C'est déjà bien, non?
Cobalt Avril 2006