Acte 1. Oddjobs. Le genre de groupe qu'on a toujours apprécié (si ce n'est peut-être un "Expose Negative" où le cœur n'y était déjà plus) mais dont on n'a jamais trouvé le temps de vous vanter les mérites. Parce qu'il faut faire des choix, parce que la distribution dans nos contrées n'a jamais été leur fort, parce que l'actualité a souvent la primeur dans nos pages… Et pour plein d'autres raisons futiles. Et pourtant, pas de doute, "Absorbing Playtime" et "Drums" (leurs deux disques de référence) restent des moments forts de ce début de siècle, avec leurs productions irréprochables, leur audace savante et leur mélange subtil entre samples et instruments acoustiques.
Acte 2. Kill The Vultures. On prend les mêmes (si ce n'est Deetalx, parti pour divergences artistiques, comme on dit), on recommence, mais ça n'a rien à voir. Dès le commencement de leur premier jet sous leur nouvel étendard, le quatuor apparaissait transfiguré, victime consentante d'un radical fondu au noir… Si le groupe des Twin Cities posait bel et bien là les bases d'un réel renouveau, il reste pourtant que la mécanique roborative des productions et l'héritage un peu trop évident (bien que probablement inconsciente) des Goats de la grande époque peinaient à soutenir la comparaison avec leur passé commun.
Acte 3.
"When all of your summer days pack up and run away". Crescent Moon et Anatomy se retrouvent seuls dans les profondeurs du Minnesota ; leurs collègues ayant dû s'exiler momentanément vers d'autres contrées plus ensoleillées. Libéré de toute contrainte dans cette configuration réduite, Crescent Moon profite de cette nouvelle intimité pour affronter ses démons et sonder les recoins inexplorés de son esprit tandis qu'Anatomy poursuit ses expériences sonores… et trouve enfin la clé.
Car le nouveau Kill The Vultures se démarque avant tout par un son incandescent qui sent le sang et les larmes, à base de breaks de batterie fiévreux, de percussions furieuses, de contrebasses souterraines, de litanies de saxophone incontrôlables et obsédantes. La purification par le feu.
"The air is thick and I can't breathe". Jamais auparavant, Anatomy n'avait sorti de ses machines des compositions aussi surprenantes et prenantes, radicalement minimalistes et pourtant riches en sensations. Un son sans concession où le rap, le blues, le hard-bop et le punk se rencontrent pour un mariage étrange. A l'écoute, "The Careless Flame" propose un mélange assez inédit, envoûtant, à la fois violemment possédé et sacrément hypnotique. Evitant à tout prix la surenchère, pariant sur l'immédiateté des émotions contradictoires générées par ses collages sonores, Anatomy fait exactement ce qu'il faut pour que le mystère reste intact et que le sortilège agisse.
"Black smoke in the sky, burnt parts of desire". Si les respirations sont rares dans ce maelström, c'est que l'univers de Kill The Vultures est incroyablement dense. La mélancolie est un peu partout. Une guitare acoustique et une ou deux notes de xylophone suffisent ainsi à donner au mystique 'Days Turn Into Nights' (l'un des rares titres où nos deux acolytes trouvent un semblant de repos) un éclat noir magnifique. Crescent Moon lève en effet ici le voile sur les facettes les plus obscures de son être.
Comme tous ceux qui ont régulièrement emprunté les sentiers de la perdition, Crescent Moon n'a de cesse de faire revivre tout ce qui a jalonné son parcours : les bars sombres, les amours déçus, les anges déchus, les espoirs envolés, les femmes fatales, les regrets et ce besoin tenace d'isolement. Alors pour trouver sa place au milieu du chaos, pour fuir le diable et ses acolytes, CM trouve refuge dans cette solitude qui n'accepte de s'acoquiner qu'avec quelques verres d'alcool…
"The devil's in the details / Why ain't you looking!?" Par moments, "The Careless Flame" sonne comme un hymne aux ratés de la vie, à ses faux pas et à l'hétérogénéité des parcours qui en résulte.
Ici, Crescent Moon ne rappe plus vraiment, il n'est pas non plus dans le spoken-word, il est quelque part entre les deux, ou plutôt au-delà. Il s'en fout un peu à vrai dire, survolant la cacophonie savamment orchestrée par son compagnon de route. Et il a bien raison, car l'important est ailleurs. Dans ces mots, dans cette voix, dans la passion viscérale qui se fait jour derrière chaque intonation, dans cette déclamation qui résonne comme une incantation. Dans cette catharsis rageuse qui fait la force et le liant de ce disque pas comme les autres.
"The fuck-ups and the fall-downs, they make me who I am […] You could never wash the dirt from my hands. I ain't ready for your kind of clean. I hope you understand".
Alors qu'on ne s'y attendait plus vraiment, Kill The Vultures nous propose donc pour son second jet un mini-album enflammé, abrasif et ensorcelant qui prend à la gorge et tranche avec tout ce qu'on a pu entendre ces dernières années. Pas étonnant dès lors que, malgré ses petites imperfections (nommément la rengaine fatigante de 'The Wine Thief' et un 'Moonshine' un peu plat), "The Careless Flame" figure en bonne place parmi les meilleurs disques de l'année écoulée. Le désenchantement a rarement été aussi beau.
Cobalt Janvier 2007