J Dilla
Ruff Draft

Indéniablement, le décès de James Yancey aura fait couler bien plus d'encre que son œuvre de son vivant. Entre les projets posthumes, nous naviguons en pleine ironie au sein d'une niche commerciale qu'aura provoqué une disparition programmée par une grave maladie. Parfois de l'anecdotique, parfois de l'inutile, quelques (très) bonnes galettes mais surtout des hommages à n'en plus finir. Parfois sincères, mais malheureusement motivés le plus souvent par une simple volonté de se raccrocher à un funeste effet de mode et de s'inscrire dans la lignée musicale la plus en vue actuellement. Un flot de sorties posthumes qui semblent venir saluer peut être un peu tard le talent de Jay Dee. Pourtant, on ne peut évidemment pas blâmer les récureurs de fond de tiroirs. D'ailleurs, qui ne comprendrait pas l'importance de ce "Ruff Draft EP" dés sa première écoute?

En 2003, Jay Dee vient de subir de plein fouet l'échec que constitue l'album "48 Hrs" du duo Frank-N-Dank. Pas besoin d'aller très loin pour s'en souvenir: un échec à tous les niveaux. Le collaborateur de The Pharcyde et autres A Tribe Called Quest touche le fond, en particulier dans ses relations avec le label MCA. Mais pas seulement... Des productions faciles, sans ambition, une paresse musicale accueillie logiquement plus que froidement par le public lors de la sortie tardive de "48 Hrs" en indé. Après une participation remarquée au surprenant "Electric Circus" de Common, le coup est net tant il marque un arrêt brutal dans l'ascension de Dilla. Frustré par cet échec, remonté contre MCA Records et les problèmes rencontrés quant à la sortie de "48 Hrs", James Yancey porte alors en lui des mots très durs envers le marché de la musique dans son ensemble.

"You know, if I had a choice, skip the major labels and just put it out yourself man... Trust me. [...] Right now, I'm on MCA but it feels like I'm an unsigned artist still. It's cool, it's a blessing, but damn I'm like, 'When's my shit gonna come out? I'm ready now, what's up?' They're just like they gotta wait on this person and this person and they're firing this person. It's getting crazy. I woulda did a lot better just not even fucking with them, [and] keep doing what I was doing before." (interview pour Groove Attack, 2003)

Enregistré dans ce contexte, "Ruff Draft" est une réponse évidente à ses détracteurs et aux difficultés pour un artiste de collaborer efficacement avec un label, mais aussi le fruit d'une envie de se tourner vers soi-même. Il est une revanche sur ce qui ne s'est pas déroulé comme il l'aurait voulu. Jay Dee s'enferme dans son domicile de la banlieue de Detroit et se met à enregistrer frénétiquement. De cette rage créatrice, Dilla accouche d'un EP particulier. "Raw power" disent certains. Il ne s'agit que de ça. Bien loin des productions aseptisées de "48 Hrs", les 7 morceaux et trois interludes originaux de l'EP sorti à l'époque sur Mummy Records (label fondé par l'ex-Slum Village et distribué par Groove Attack dans nos contrées) nous dévoilaient en effet un nouveau volet du talent de Jay Dee.

Le son est lo-fi, sale, rugueux ; les rythmiques lourdes et pesantes. A l'image de 'Nothing Like This', une nouvelle dimension est ouverte vers un champ d'exploration étendu. Une voix samplée habillée de distorsions et coiffée d'un écho du meilleur acabit donne un résultat loin des standards habituels du producteur de Detroit, offrant aux oreilles curieuses le morceau le plus abouti (de loin) de ce EP. Une composition musicale psychédélique, dense, passée alors quasi inaperçue (si ce n'est pour quelques fans de la première heure), à l'image du peu de cas fait alors de ce "Ruff Draft", étant donné la diffusion limitée de sa sortie vinyle.

Au printemps 2006, James Yancey s'éteint. S'enclenche alors la redécouverte du travail de celui qui devient la coqueluche des bien-pensants du Hip-Hop. Annoncé en 2007 pour une édition remasterisée sur Stonesthrow, nous retrouvons la composition originale de l'EP augmenté de deux prises alternatives et de deux morceaux inédits (accompagné d'une version instrumentale de l'album pour la sortie CD).

Son ultime album solo, "Donuts", se présentait comme un testament fourré de pépites musicales. "Ruff Draft" est une exploration à la marge. Celle d'une musique dirigée à la baguette par un accord inverse chantant le talent de Dilla exposé à la lumière selon un angle différent. Plus terre à terre, proche du bitume et des machines à l'origine de ces quelques boucles pour affirmer une richesse musicale différente de "Donuts". Une posture affirmée par Dilla lui même : "Straight loops [...] Straight K7". Plus étrange aussi. On y retrouve alors ses productions les plus expérimentales mais surtout quelques-uns de ses beats les plus aboutis. James Yancey fait montre d'une maîtrise toute personnelle des sons et offre ainsi à l'auditeur une redéfinition de ce qui le caractérisait; ayant quitté les samples de soul et autres rythmes bien connus pour un groove plus sale mais tout aussi prenant.

A l'image du jeu de percussions sur 'Wild' ou 'Shouts', du plus que sexuel 'Crushin'' peuplé de jeunes femmes atteignant l'orgasme à l'écoute des mots délicats d'un Jay Dee invoquant des "fat booty" et autres "I wanna fu** all night right now". Lorsqu'il mute en MC, le producteur n'offre alors que des prestations de circonstance, volontiers vulgaires, qui sont loin de concentrer tout l'intérêt de l'album. Sans hésitation, il est évident que la pléiade de synthétiseurs utilisés (les premières notes de 'Let's Take It Back' en témoignent) est bien mieux maniée que le microphone. Mais qu'importe: voici toute l'expression d'un sentiment de liberté. Ici, les repères changent, évoluent. L'axe est déplacé vers un point d'ancrage différent. La musique de Dilla n'y fait pas exception.

"Ruff Draft" est un contre-pied parfait dans la carrière déjà foisonnante de Jay Dee. Une simple petite demi-heure pour cette réédition que l'on se doit de saluer tant elle marquait le premier pas de James Yancey vers son propre avenir musical. Une ébauche de ce qui aurait pu être. Une épitaphe symbolique qui envoie au ciel les quelques notes d'une musique libérée.

Newton
Mai 2007
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Label: Stonesthrow
Production: J Dilla
Année: Mars 2007

01. Intro
02. Let's Take It Back
03. Reckless Driving
04. Nothing Like This
05. The $
06. Interlude
07. Make'em NV
08. Interlude
09. Crushin' (Yeeeeaah!)
10. Shouts
11. Intro (Alt.)
12. Wild
13. Take Notice
14. Shouts (Alt.)

Best Cuts: 'Nothing Like This', 'Let's Take It Back', 'Reckless Driving'

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