Jay Dee aura toujours aimé surprendre son monde. Petit prodige de The Ummah ; chouchou d'un rap middleground conscient à la recherche d'un son organique renouvelé ; apôtre des sonorités synthétiques et du thug rap le plus décérébré ; producteur pléthorique capable de projets instrumentaux futuristes, de collaborations inattendues, de hits immédiats ('The Red') mais aussi de compositions paresseuses… Dilla sera successivement rentré dans chacune de ces cases, sans jamais y rester bien longtemps mais en laissant toujours sa marque. Insaisissable, toujours en mouvement, il aura pourtant fini par sacrifier sa santé sur l'autel de cette activité de tous les instants, de cette faim insatiable de musique. C'est donc malheureusement à titre posthume que "Donuts" atterrit dans les bacs (bientôt succédé par d'autres opus déjà mis en boîte), puisque le Soulquarian aura rendu les armes il y a un peu plus d'un mois… à peine quelques semaines après son dernier passage de ce côté-ci de l'Atlantique.
Comment définir "Donuts"? Sur le papier, c'est le successeur du "Welcome 2 Detroit" et des "Instrumental Series". Mais en fait, c'est autre chose. Comme un dernier contre-pied de la part de Jay Dee. La première écoute est déroutante. Enregistré en grande partie pendant un séjour prolongé à l'hôpital, "Donuts" sort immédiatement du rang des projets instrumentaux et coupe l'herbe sous le pied de ceux qui s'apprêtaient à le cataloguer trop rapidement. Album de beats pour rappers en manque d'instrus? Niet. Projet parsemé de plages instrumentales vaporeuses faisant étalage d'un talent de metteur en scène? Non plus. Cette boite de beignets apparaît plutôt comme une traversée animée dans l'esprit bouillonnant d'un artiste soucieux de mettre toutes ses idées en musique avant d'être rattrapé par le temps… comme un livre ouvert sur un futur indéterminé…
Optant pour des formats courts mais aussi pour des changements de direction abrupts, l'ancien leader de Slum Village montre que l'émulation due à sa proximité avec Madlib a eu du bon. Ici, les plages dépassent à peine la barre de la minute trente, durée idéale qui laisse le temps aux boucles de faire leur effet mais les évite de tomber dans la routine. Les titres s'enchaînent sans temps mort. Les rythmiques ont du corps et évoluent en toute liberté, sortant souvent des schémas pré-établis. Les basses sont chaudes, charnues et induisent la plupart du temps un hochement de tête compulsif. Qu'elles aient déjà été utilisées ailleurs ou pas, les boucles sont piochées dans tous les disques qui passent à portée de main de Jay (enfin, surtout dans la soul, qu'elle soit d'obédience James Brown, Stevie Wonder ou Delfonics). Du coup, les sonorités sont tour à tour dissonantes ou incroyablement soyeuses, agressives ou caressantes. Les samples vocaux sont tranchés dans le vif, découpés à la machette, puis réarrangés pour faire naître les émotions : chavirements de l'amour, montées d'adrénaline, spleen, bonheur, nostalgie… Rien que ça! Pourtant, jamais l'impression de chaos ou de grand fourre-tout ne prend le dessus. Malgré la multiplicité des univers présentés, James Yancey maîtrise indéniablement son sujet… Cela dit, certains n'y trouveront peut-être pas leur compte. Nous, si.
Dès que les sirènes rugissantes et les synthés vrombissants de 'Workinonit' brisent le silence, dès que sa guitare trébuchante se met en place et que de multiples fragments de voix viennent l'habiller sans crier gare, on sent en effet que le voyage sera spécial.
"It's strange". Progressions de violons tourbillonnantes, fulgurances cuivrées, guitares funky, scratches débridés et pianos appliqués se chevauchent ainsi successivement sur des beats qui aiment nous prendre de court. Parfaitement calé sur certaines plages, le métronome s'arrête ainsi sans prévenir au détour d'une mesure ou bien se dérègle complètement (comme sur ce 'People' qui n'a de cesse de faire des allers-retours entre bongos tribaux et soul de salon). 'Lightworks', véritable feu d'artifice sonore, est le sommet évident et hallucinogène de cette éthique de l'improbable. Evidemment en cours de route, certains titres auraient pu être mis sur la touche (à l'instar d'un 'Anti-American Graffiti' bien trop linéaire, de l'ossature de 'Geek Down' récemment utilisée avec plus de bonheur par Edan et de quelques boucles passables ici et là) mais c'est le plaisir qui l'emporte au final... sans l'ombre d'un doute.
Grand creuset d'idées et de post-it musicaux ; mélange inopiné de hip-hop, de soul et de sonorités électroniques, "Donuts" survole en dilettante tout le spectre des influences de Jay Dee. Il en résulte un ovni musical volontairement inabouti mais captivant, en forme d'ode au sampling et à ses possibilités illimitées. "Donuts" est manifestement un superbe album. Et il en serait de même si son auteur était encore des nôtres. Alors, que restera-t-il de Jay Dee une fois l'émotion retombée? Ces "Donuts" à n'en pas douter, ainsi qu'une volée de titres mémorables, quelques disques de prestiges, la fin d'ATCQ, d'authentiques fiascos… Mais plus que tout, l'image d'un producteur à part dans sa génération. Un producteur qui aura su allier succès, reconnaissance et prise de risques comme peu de ses contemporains, en naviguant entre les tréfonds de l'underground (Mood) et les sommets des charts alternatifs ('The Light' pour Common). Un producteur qui aura su surprendre ses fans pendant une décennie entière et aura vécu sa passion pour la musique jusqu'au bout. Avec ce "Donuts", Jay Dee nous quitte en tout cas sur une bien belle note. Ciao, l'artiste.
Cobalt Mars 2006