Antipop. Un nom, un son, une révolution. C'est un fait : sans M.Sayyid, Beans, High Priest et Earl Blaize, le rap qu'on aime n'aurait pas tout à fait le visage qu'on lui connaît aujourd'hui. Sans l'impact de la trinité new-yorkaise au tournant du dernier millénaire, les sonorités électroniques et le spoken word auraient à coup sûr mis bien plus longtemps à percer les frontières souvent impénétrables d'un rap de plus en plus hermétique aux influences extérieures. Sans eux, nombre d'artistes majeurs de notre temps seraient restés englués dans les préceptes stériles d'un purisme qui a depuis fait long feu (heureusement). APC a libéré le rap moderne, l'a décomplexé, l'a autorisé à sortir du sempiternel héritage soul-funk en lui rappelant son essence faite de métissages, d'idées neuves et de prises de risques. Enfin, voilà pour l'hommage, voilà pour ce passé glorieux qu'il convient de rappeler à la moindre occasion, histoire d'écrire contre l'oubli ambiant… Mais retour au présent maintenant.
Après avoir écumé les scènes de la planète avec Airborn Audio, High Priest se décide enfin à nous dévoiler un "Born Identity" qu'on attend très exactement depuis l'an 2000. Au fil des ans, on avait presque fini par ne plus y croire. Le premier album solo de Priest, c'était un peu comme "The Cure" pour RZA : une chimère, une bande-annonce sans suite… Il faut dire qu'au sein d'Antipop, puis d'Airborn Audio, High Priest a toujours adopté un profil bas, ou du moins une posture plus discrète que ses exubérants compères ; préférant rester en retrait sur scène, voûté sur sa MPC.
"Me, I'm just a quiet reflection / Spraying bars in a thousand directions". N'empêche qu'à rester dans l'ombre, on risque de prendre la poussière. D'ailleurs, ce n'est sûrement pas pour rien que depuis le bref maxi "Book of Keys" publié en 2004, on n'avait plus eu vent des expérimentations solos de l'ami new-yorkais.
Mais tout rentre enfin dans l'ordre en ce début d'année, puisque Sound-Ink est sorti de sa léthargie pour donner corps aux effets d'annonce de l'ancien d'APC en déposant dans les bacs ce "Born Identity". Il était temps… Mais l'attente n'aura pas été vaine. Car si le solide "Good Fortune" avait par certains aspects pu paraître un peu timoré pour les fans les plus intransigeants d'APC, "Born Identity" retourne à la base du succès d'Antipop : une volonté inextinguible d'aller plus loin, de surprendre, d'allier les contraires, de faire sauter les murs et les frontières, de sortir des habitudes confortables et du train-train quotidien pour explorer de nouveaux horizons.
Tout à toujours été question de dosage dans les formules hautement instables manipulées par Priest, potentiellement catastrophiques entre d'autres mains moins expertes. Sombres et denses (comme souvent), elles trouvent à nouveau ici un équilibre étrange fait de synthés pressants, de beats titubants et autres déferlantes de bleeps incontrôlables, de nappes de sons ronflantes, de lazer guns, de changements de rythme imprévisibles, de pianos dissonants, de cuts sauvages, de fragments de voix incongrus et de petites mélodies étrangement addictives…
Dès les premières notes de l'entêtant 'Pikture Me Rolling' où quelques claves et une rythmique bizarrement saccadée nous replongent dans un univers où le martèlement implacable des machines crée l'hypnose, on se retrouve en terrain connu. Pourtant, cette première impression est un peu trompeuse… Car on est bien loin du statu quo. Comme à l'accoutumée, les angles sont rigoureux et abrupts mais certaines arêtes ont des formes inédites. L'ambiance est minimaliste certes,
indus aussi, mais pas uniquement. Electronique, mais pas seulement.
"Add special effects to it". Et c'est là tout l'intérêt des petites modifications que Priest a apporté à sa mixture bien éprouvée (avec le soutien indéfectible du manipulateur de boutons Earl A. Blaize).
Avec son solo de guitare électrique posé sur un fond de percussions déglinguées, avec ses avances rapides et ses spasmes erratiques, le nouveau 'Book of Keys' en est un bien bel exemple. Mais il y a d'autres surprises : comme ce retour des samples dans l'électro dissonante de l'artificier vétéran. Quand un motif lui plait, HP sait l'utiliser comme base de son brouet de sons, quitte à le transformer en rengaine envoûtante à l'instar du saxophone haché de 'Afro Horn' ou du piano trébuchant de Thelonious sur le bien nommé 'Monk Street'. Ailleurs, l'irruption de violons soul de 'Banger Up Top' ou le grand vacarme de sirènes à la P.E. de 'They Will Never See' achèvent de redistribuer les cartes. La chose est entendue : aucune vérité n'est immuable par ici. Aucune production non plus.
Aucun flow non plus, d'ailleurs.
"Lyrically, I'm in a class alone". Avec son phrasé protéiforme, Priest n'a peut-être pas le charisme de ses anciens compagnons d'armes mais il reste une entité insaisissable louvoyant constamment autour du beat, n'ayant de cesse de brouiller les pistes avec ses intonations farfelues et ses bulles de mots. Surtout, il a toujours faim.
"Spitting like I've never been signed / Spitting like I'm running out of time / HP, elevated mind". Il faut l'entendre, survolté, se lancer dans de longues tirades sans refrain ou alors poser son flow de manière improbable sur le magma électronique qui forme l'étouffant 'Elevation'.
Ses textes, mélanges d'autoportraits lettrés et d'égotrips arrogants, restent profondément ancrés dans le béton des rues de la Grosse Pomme.
"Live from insanity ville". New-Yorkais convaincu, son discours se teinte pourtant d'une dimension politique plus prégnante que jamais. Pour inattendue qu'elle soit, cette évolution peut s'expliquer de manière assez logique. Après tout, Prizm évolue tous les jours dans cette Amérique amputée des tours jumelles où la peur est devenue un sport national et qui envoie sa progéniture mourir à l'autre bout du monde au nom d'une guerre sans issue. Alors, il laisse parler son militantisme et nous donne son avis sur la situation actuelle, comme investi d'une mission.
"I'm sort of like a young Ali / That means I'm sort of like a young Chuck D […] The embodiement of freedom and I solemnly swear to persevere to the next level".
La mort de jeunes soldats sur les terres irakiennes, les catastrophes naturelles en série qui touchent les USA comme une malédiction divine… Et cette société qui continue insidieusement de maintenir les Noirs dans la pauvreté ou la drogue, ce système judiciaire qui incarcère massivement les jeunes des quartiers défavorisés : l'ombre tutélaire des Black Panthers et le fantôme de l'esclavage guident indéniablement le stylo de Priest. Comme un moyen de dresser un parallèle entre notre époque de guerres préventives et ces années 60-70 où la guerre du Vietnam a donné naissance à un activisme florissant. Comme une dernière tentative de changer le cours des choses (et du rap).
"This reality is wilder than rappers they advertise".
Evidemment, dans l'agglomérat de tentatives sonores et idéologiques proposées, les prises de risques ne sont pas toujours payantes. Ainsi, le dub synthétique du mollasson 'Pitfalls' tombe sérieusement à plat tandis que l'exercice double-time 'This Is For My People' ou l'intermède instrumental 'Haunted Samba' traînent trop en longueur et que les théories conspirationnistes fumeuses de L.I.F.E. Long font doucement rire…
Mais, au final, peu importe… On excusera volontiers ces quelques faux pas à High Priest, tant le fait qu'une légende de sa trempe continue de se remettre en cause et d'aller de l'avant force le respect. Les idées sont là et la réussite aussi, la plupart du temps. C'est bien là l'essentiel, non? Et puis, le rap nous aura rarement donné à entendre ces dernières années une telle collusion entre un son et des pensées révolutionnaires.
Du coup, alors que les sorties d'Airborn Audio avaient pu nous faire croire qu'on n'était plus en droit d'attendre de miracles, ou tout du moins d'avancées formelles substantielles, de la part du magicien de la MPC, "Born Identity" vient sonner les cloches et s'imposer au passage comme le meilleur essai longue durée signé par les anciens du Consortium depuis la fin d'APC. Si Beans était l'électron libre et M.Sayyid le neutron centre d'attraction, "Born Identity" confirme qu'High Priest était bien le proton nécessaire à la réaction thermonucléaire Antipop ; le beatmaker étrange dont les sonorités novatrices ont permis de catalyser toutes les idées vocales de ce trio inégalé. Ce premier jet audacieux mais accessible prouve que HPrizm a toujours une longueur d'avance sur la concurrence, n'en déplaise à ceux qui auraient voulu l'enterrer plus tôt.
Cobalt Avril 2007