Au début des années 80, New-York est un bouillon effervescent aux allures d'expérimentation démembrée. L'oeil du cyclone d'une contre-culture qui rejette les canons mainstream et commerciaux pour se plonger dans l'élaboration d'un univers artistique parallèle. Un big-bang culturel au sein duquel tout va plus vite, où les courants naissent et se mélangent aussi vite qu'ils disparaissent. Ere post-punk, mouvement no-wave, reliquats soul et rock de la décennie passée, émergence du hip-hop et de tout ce qu'il entraîne derrière lui de crasse contestatrice, d'expériences musicales ou d'affirmations graffitiques. A la croisée des chemins, de ce maelström en ébullition émerge une nouvelle vision du monde qui va bouleverser tout le reste.
Il y a prés de trente ans désormais, tout ce qui entoure cet univers musical n'était que terrains à défricher, à explorer, des étendards rapologiques à élever jusqu'aux cieux pour marquer de son empreinte toute une génération avant de se voir remis en cause par les successeurs. Et ainsi de suite. Sur fond de politiques reaganniennes et de récession économique due au contre-coup du choc pétrolier de 1979, de ce fourmillement va naître une nouvelle idéologie symbolisée par 'The Message'. Misère, violence, drogue et règlements de comptes. Tout ce qui symbolise le ghetto du début des années 80 est projeté à la face de l'Amérique bien pensante comme une gifle musicale qui vient brouiller les références et établir de nouvelles règles.
"It's like a jungle sometimes" répètent alors en coeur les b-boys. Et ce brouhaha d'entraîner une radicalisation au travers d'un mélange de toutes ces influences qui se retrouvent dans les clubs du centre-ville où le gratin et la plèbe se croisent comme par magie pour écouter ce que l'on ne sait pas encore nommer. Son essence, le breakbeat, qui vit le jour entre les mains d'un exilé de Kingston devenu DJ et pionnier à son insu. S'émancipant pour s'échapper du Bronx, transformée par la suite sous les coups de génie d'un certain Afrika Bambataa en un OVNI aux prétentions démultipliées le temps des sept minutes et des poussières que dura 'Planet Rock'.
Ainsi, le Death Comet Crew fut l'un de ces groupes éphémères aux influences multiples qui vit le jour en cette ère de bouleversements musicaux. A l'origine, DCC est mis sur pied par un duo composé de Michael Diekmann et Stuart Argabright ; deux musiciens blancs originaires de la No Wave et membres du groupe Ike Yard qui sont alors à des années-lumière de ce qui vient de s'échapper du Bronx la bave aux lèvres. Faisant appel aux services du bassiste japonais Shinichi Shimokawa, des DJ's High Priest (rien à voir avec celui d'APC) & Ivan Ivan et de l'éminente figure du hip-hop The Rammellzee (taggueur et MC reconnu, si ce n'est cultissime depuis 'Beat Bop'), le groupe entre alors en studio en 1983 pour entamer une session d'enregistrement. De cette réunion d'expériences éclatées va émerger une première griffe musicale intitulée "At The Marble Bar" sorti quelques mois plus tard sur le légendaire label britannique indépendant Beggars Banquet. Au programme: breakbeats à foison, prémices d'électro et flow énergique. Mais la confidentialité de ces 4 morceaux ne permettra pas au Death Comet Crew d'accéder à une reconnaissance amplement méritée au regard des années-lumières que semble franchir le hip-hop le temps que se dévoilent les deux faces de ce 12''.
Cette aventure passée, le DCC semble se fondre dans la masse et disparaître des bacs ; les membres multipliant les expèriences hors de la scène hip-hop qui prend alors petit à petit davantage de poids sur le marché musical national (et bientôt international en s'exportant en Europe). Suivre la trace discographique du groupe nous mène alors en 2001 où deux versions de 'Exterior Street', l'un des morceaux enregistrés pour "At The Marble Bar", voient le jour sur une compilation baptisée "Anti NY" regroupant des morceaux rares issus de la scène new-yorkaise des années 80. Chemin faisant, c'est en 2003 que Troubleman Unlimited reprend les choses en main et édite tour à tour un nouveau 12", "DCC America", avant-goût prometteur du LP "This Is Rip Hop" à venir l'année suivante.
Sage initiative puisqu'elle va permettre alors au groupe de bénéficier d'une nouvelle exposition (somme toute relative néanmoins) et aux auditeurs de plonger a posteriori dans ce New-York en ébullition. Regroupant "At The Marble Bar" et des morceaux enregistrés en 1984 lors de prestations live aux Pyramid Club de NYC, "This Is Rip Hop" témoigne de ce qui se présentait alors comme les prémices d'un hip-hop expérimental porté aux nues une quinzaine d'années plus tard. Car voilà bien un parent éloigné d'El-P et de tout ce que l'ex-Company Flow a drainé autour de lui sous l'étendard du rap underground new-yorkais de la fin des
nineties. "This Is Rip Hop" est le testament d'une époque et d'un disque qui devait ne jamais devenir autre chose qu'un projet voué au mutisme, voué à ne jamais s'établir comme un virage historique ; un disque déjà mort-né comme semble l'annoncer le titre plus qu'évocateur de l'album.
En son for intérieur, des breakbeats tranchants et froids comme l'acier des machines, des rythmiques de 808 impitoyables, un assemblage de basses funky, de cris stridents, de scratches, de larsens et de riffs de guitare agressifs. En guise de thème d'ouverture: un 'America' conçu en direct live pour nos oreilles. Le DCC y dépeint le panorama complexe de ce pays, à coups de samples tirés d'émissions TV ou de fragments de dialogues de films découpés à la tronçonneuse ; le tout évoluant dans un univers sonore parfois proche de la cacophonie et chapeauté par la voix au pitch muté d'un homme scandant inflexiblement:
"America". Une profusion de scratches et autres cuts pour un morceau instrumental qui pose les bases de ce qui va suivre. Condenser la fureur musicale, pousser l'auditeur jusqu'à la limite du dégoût au travers d'amas de cris, de plaques de métal martelées et de shows télévisés lobotomisants. En une poignée de minutes, embarquez pour un tour complet du panorama américain.
Ainsi, à mi-parcours, les morceaux se présentent tels un bloc à part entière qu'il est éprouvant de disloquer pièce par pièce. Le chaos sonore déployé par les DJ's High Priest & Ivan Ivan sur 'A King A Wave Passes' est d'ailleurs là pour nous en convaincre. Si l'album ne jouit pas, de par l'historique morcelée de sa conception (à cheval sur plusieurs mois), d'une logique particulièrement affirmée, les morceaux du 12" original se démarquent du reste de l'album en s'orientant vers d'autres horizons. Les explosions sonores y sont plus limitées et cèdent leur place au emceeing nerveux du Rammellzee, gavé d'un
delay très ancré historiquement. Reprenant à son compte le rôle original du MC, le lyriciste n'intervient qu'au compte-gouttes, bien loin des déferlantes vocales qui prendront l'ascendant sur les compositions musicales plusieurs années après. Si l'on excepte le très bon 'Exterior Street' (mené par une composition plus sage construite autour d'un beat au tempo rapide, de quelques apparitions sonores en guise d'accompagnement et d'un Rammellzee inarrêtable tout en improvisation), nous voici dans une époque où celui qui s'active derrière les machines n'est pas encore relégué dans l'ombre des crédits d'un album et a les pleins pouvoirs sur l'orientation à donner à chaque morceau.
Ne nous méprenons pas. "This Is Rip Hop" n'est pas un objet sonore hors de son temps. Il est parfaitement ancré dans ce qui formait alors le rap débridé et décloisonné du début des années 80. Mais se replonger dans ces archives musicales, c'est apercevoir une nouvelle fois la porte entrouverte vers le futur de ce qui allait exploser à la figure des amoureux de cette nouvelle musique émergente. Une musique à la fois sombre et fascinante. Néanmoins, le plus important reste cette façon d'exploser sans s'inquiéter de rien. Ne pas chercher à paraître mais faire sortir tout ce qu'il y a à l'intérieur, si possible de la manière la plus brutale qui soit. DCC propose ainsi un univers inamical des plus évocateurs qui synthétise cette période de gestation musicale et artistique de la meilleure des façons qui soit.
"We created a new scene, and made our own sound of anything-goes-music. Everyone who mattered took the chance to make a new group, new art or both. The gritty night streets were painted in bright new aerosol colors; bombed trains rolled the tracks and hip-hop rocked its way out of the Bronx. [...] NYC 1984, this is Riphop !"
Newton Juin 2007
L'album est trouvable dans sa version CD ou LP sur le site de
Troubleman Unlimited. A noter, par ailleurs, que la version CD comprend deux morceaux supplémentaires de valeur dont 'America 2'.