Voilà déjà quelques années que Paris Zax arpente l'underground de la cité des anges, distillant quelques productions éparses pour certains des artistes qui portent au plus haut le drapeau d'une avant-garde toujours plus riche et aventureuse. Ainsi, Busdriver, Awol One, Metfly ou les Shapeshifters font partie des artistes ayant bénéficié des talents de Paris Zax. Mais aujourd'hui est venu le moment de s'affirmer en solo, ambition nourrie depuis déjà bien longtemps par le producteur. "Unpath'd Waters" est l'aboutissement de cette volonté, mais aussi la première pierre d'un édifice qui promet d'être passionnant.
Si cet album marque le début d'un nouveau chapitre dans la carrière de Paris Zax, c'est aussi et surtout le point de départ d'une aventure bien plus importante, puisqu'"Unpath'd Waters" est l'acte de naissance du label Alpha Pup, crée par le désormais légendaire Daddy Kev. Autant le dire tout de suite, l'idée d'une structure dirigée par un producteur de cette importance (comme à la belle époque de Celestial) laisse germer en nous l'espoir de voir se développer une discographie aussi hallucinante qu'hallucinée, s'affranchissant de tous les codes en allant tenter les expérimentations musicales et lyricales les plus folles, ou plus simplement en continuant à repousser les limites d'une avant-garde à laquelle lui-même et certains de ses artistes ont largement contribué à écrire certaines de ses plus belles pages. Mais, puisqu'on est là pour ça, parlons un peu de ce "Unpath'd Waters", qui au départ n'est pas forcément (avouons-le) le disque le plus attendu au sein du bouillonnant label mais qui devrait tout de même nous dévoiler quelques surprises.
L'album s'ouvre par une très courte séance d'accordement d'instruments, vous savez, ce moment étrange où les violons et autres contrebasses, dans des accords un peu déraillés, annoncent l'ouverture d'un concert symphonique. Un instant toujours frissonnant et plein d'une tension qu'on peine à expliquer. Puis les trompettes arrivent et semblent annoncer l'arrivée de quelque chose, l'atmosphère se fait plus tendue, menaçante, une voix se fait entendre :
"Los Angeles underground…", le rythme arrive, lourd, indolent. Cette "ouverture" annonce la couleur du projet, sombre, lent, entêtant, mais aussi ponctué de danger et de fulgurances. La première sensation liée à l'écoute de cet album, c'est son extrême qualité de réalisation. C'est bien simple, il semble n'y avoir aucun faux pas. Tout y est pure maitrise, tempos, mélodies, lignes de basses et accords forment un ensemble habilement élaboré par le metteur en son Paris Zax. Deuxième point marquant, la lenteur suave des morceaux, qui, par le biais de tempos souples et soyeux, devient rapidement envoutante. Cette atmosphère proche d'un jazz nocturne, c'est le maitre mot de l'album (ce que laisse aussi suggérer la pochette très "Blue Note") et le fil conducteur d'une œuvre vraiment surprenante de la part du compère de Busdriver. Surprenante, car leurs diverses collaborations de "Temporary Forever" à "Fear Of A Black Tangent" par exemple, ne laissaient pas entrevoir l'orientation musicale que prend ce premier album, même si Zax semblait avoir développé un sens de la mélodie accrue au fil de sa carrière. C'est une œuvre profondément personnelle au sein de laquelle le musicien exprime sa passion pour le jazz, le blues ou encore le folk.
Autre richesse de l'album, c'est cette déconcertante facilité à nous transporter d'une ambiance à une autre, d'un style à un autre. Parfois même au sein d'un même morceau ('Mellow Mission') où l'on passe d'un blues nostalgique à un folk des grandes routes. La force de Zax ici, c'est d'avoir su développer une versatilité musicale ample et variée, nous faisant voyager au travers de contrées enchanteresses ('The Blue Eye Ear') ou torturées ('Traumatic Condition'), de se dépayser en terre hispanique ('Mescaline Flowers') ou encore d'être projeté au beau milieu d'une séquence d'un film de David Lynch ('Way Ahead'). Car un des univers développé ici est aussi celui d'une certaine frange de la musique de films, inquiétante, sombre, illustrant la noirceur des rues new-yorkaises la nuit ('High Tide'), ou évoquant par le biais de quelques motifs, la musique des films noirs américains des années 50 ('High Tide', 'At Home, Connective Tissue', on croirait aussi entendre les cymbales de la batterie de Sinatra dans 'L'Homme Au Bras D'Or' à travers celles de 'Traumatic Condition'), quant aux accords contenus dans 'The Blue Eye Ear', ils nous rappellent de langoureux moments mis en musique par Henry Mancini. Ce versant cinématographique est aussi confirmé par l'incursion de quelques passages dialogués un peu partout dans l'album ('Opener', 'Part Of The Act',…). Et les compositions originales, les participations de musiciens allez vous me dire, mais nous y voilà.
Ce qui est paradoxal au sein de l'album, c'est de voir que les invités souvent prestigieux convié pas Zax (on pensera en premier lieu à Snookie Young qui a longtemps joué aux cotés de Count Basie et partagé quelques sessions avec le grand Duke Ellington) ne font qu'engoncer ce dernier, comme si au lieu de lui offrir des possibilités mélodiques, ces participations bridaient sa créativité. Peut-être n'a-t-il pas su guider ses formidables interprètes, les laissant lui échapper ou ne sachant pas vraiment quoi en tirer au sein de ce grand mélange pourtant homogène. Ce qui est clair, c'est qu'il n'a fait qu'effleurer les possibilités qui s'offraient à lui. Peut-être était-il impossible de voir s'associer tous ces talents dans la conception d'un même univers. C'est tout de même assez dommage car les quelques noms ici présent laissaient suggérer un apport musical conséquent qui peine malheureusement à trouver un envol commun. Une piste comme 'Nomasanapa' est tout de même plutôt décevante parce que trop convenue, trop plate. Zax a beau tenter d'associer tout le monde à aller dans le même sens, accélérant le beat pour nous envelopper un peu plus mais la magie n'opère pas comme nous étions en droit de l'espérer. C'est un peu la même sensation qui se dégage de 'One Two-One Seven', qui clôture l'album. Cela dit, toutes les collaborations ne sont pas de cet acabit, Bob Elford notamment, semble amener avec lui cette touche de légèreté et d'improvisation veloutée qui fait parfois défaut à l'album. Ce multi-instrumentiste (flûte, clarinette, saxo ténor) fait des merveilles sur 'The Blue Eye Ear' et vole un peu la vedette sur la plupart de ses interventions ('Nomasanapa', 'One Two-One Seven'). Les guitares apportent elles aussi un bagage peu négligeable. Elles soulignent avec la douceur qu'il faut le folk que nous avons plusieurs fois évoqué, lui conférant parfois un son rock empli d'une mélancolie contagieuse. Le "drame", c'est que toutes ces louables intentions ne permettent jamais à l'album de décoller. Il possède certes un rythme et une atmosphère qui lui sont propres, mais tout ça peine à réellement emballer l'auditeur. Une sensation de sur place, de stagnation, de sensations stériles finalement se dégage de l'album, comme s'il ne cessait de s'introduire sans jamais se développer.
Un point étrange aussi, c'est qu'une grande partie de l'attrait que peut conférer cet album réside dans la manière avec laquelle l'auditeur sera capable de s'y fondre. On lui conseillera de laisser tourner le disque en fond sonore lors d'un diner ou d'une soirée enfumée, ou de l'utiliser pour distiller un indice grave au sein d'une réunion d'amis, ou bien encore au volant de sa voiture dans les avenues désertes d'une grande métropole la nuit. Des solutions qui semblent adéquates pour ressentir et apprécier cet "Unpath'd Waters" à sa juste valeur. Mais s'il est nécessaire de se transposer dans diverses situations pour capter l'essence de ce disque, c'est qu'il ne remplit pas toutes les conditions pour en faire un disque indispensable, écoutable partout et à tout moment. Ces critiques ne doivent pourtant pas refroidir les intéressés, car elles ne retirent absolument rien aux qualités musicales démontrées par Paris Zax. D'ailleurs, les amoureux d'un jazz velouté lorgnant par de nombreuses fois vers un folk délicat ne seront absolument pas déçus.
Album introductif pour prendre la température ou simple mise en bouche avant la tornade Alpha Pup attendue, "Unpath'd Waters" n'accompagne pas complètement les enthousiasmes soulevés par l'annonce de la création du label de Daddy Kev, c'est cependant une œuvre originalement personnelle aussi bien qu'inattendue, mais qui ne se révèlera pas accessible à tous. Des qualités à louer donc, mais à prendre avec le recul nécessaire avant de rentrer dans l'univers "moody" de Paris Zax. Ici, plus que tout autre élément, c'est la musique qui prend la parole. Alors, amateurs de sons satinés ou simples curieux, laissez vous bercer par les rythmes envoutants et jazzy de ce premier album malgré tout assez prometteur.
Finesse Mai 2005