Les Nacrobats sont morts. Enfin, pas tout à fait. Alors que le tentaculaire crew chicagoan a périclité l'an passé, laissant la Windy City orpheline de son collectif le plus emblématique, quelques-uns de ses représentants les plus actifs n'ont pas voulu rendre les armes et continuent d'entretenir des relations amicales et artistiques fructueuses. Tandis que Psalm One s'apprête à ressortir son "Bio:Chemistry" via Birthwrite, Infinito et Thaione ont occupé le devant de la scène cette année, se sortant avec les honneurs du suicide des Nacrobats. Avec son brillant EP "Situation Renaissance", le emcee/producteur Thaione Davis aura surpris son monde et fait étalage des progrès accomplis depuis "Progress". De son côté, le discret mais prolifique Infinito aura dans le même temps mis sur le marché plusieurs projets dont une mixtape officialisant son association avec les Molemen. Sur leur lancée, pour solder les comptes et faire revivre un peu la flamme des Nacrobats, les 2 collègues ont donc eu la bonne idée de s'associer en formant un nouveau combo au nom parlant: I.T. [Infinito & Thaione]. Après 3 mois de travail intense, I.T. sort son premier opus sur Domination Recordings; autrement dit que la nouvelle structure montée par l'ancienne tête pensante de Day By Day Ent ertainment, the one and only DJ Fisher. De quoi susciter la curiosité et l'envie dans nos rangs.
Une fois posé sur la platine, "Low Income Housing" révèle ses secrets sans trop se faire prier. Dans la lignée du travail accompli sur "Situation Renaissance", Thaione a pris en charge la mise en musique de ce "Low Income Housing" long format. Infusant ses productions d'une coloration organique revendiquée, Thaione agence des beats midtempo aux rythmiques travaillées et aux influences hétéroclites (soul, jazz, dub et blues entre autres). Avec beaucoup de finesse, il sait construire avec trois bouts de ficelles des instrus bien en place et pleins de musicalité qui diffusent lentement leur venin au fil des mesures. Adepte d'un hip-hop pur, sans fioritures et sans apparats superflus, il façonne un boom-bap fait main à base de samples sélectionnés avec goût.
"Old school rules make my hip-hop the best". Infinito et Thaione nous proposent donc un rap personnel, de qualité, artisanal, pas toujours innovant mais indiscutablement sincère, qui convaincra à n'en pas douter les nostalgiques des mid-nineties. Dès le départ, le clavier ouaté, la basse enveloppante et l'harmonica étonnamment libre de 'Acknowledge The After' prouvent que Thaione est maître de son sujet. Son rythme nonchalant mais prenant donne une image assez juste de l'ambiance de "Low Income Housing". Entre compositions mélancoliques (samples vocaux entremêlés du titre éponyme), productions chaudes et intimistes (clavier vibrant de 'Casual Liberation') et plages plus entraînantes ('You Are Not It' et sa guitare envoûtante), Thaione dessine un tableau hybride et multicolore parsemé de quelques digressions bienvenues; à l'image de ces touches orientales surgies de nulle part sur le familial '1884 Berlin Conference'. En dehors de deux ou trois plages un peu ternes ou confuses, le membre des Linebackers confirme à nouveau qu'il mérite mieux que l'anonymat (relatif) dans lequel il évolue actuellement… Surtout que ses quelques apparitions microphoniques font immanquablement monter le taux d'adrénaline.
Si Infinito 2017 est encore moins connu que son compère, les observateurs attentifs de la scène chicagoanne auront sûrement sur leur étagères l'un de ses albums ou l'un de ses innombrables street-cd's. Calé sur un rythme d'environ 4 projets par an, il faut avouer que Marcellous Lovelace est un peu difficile à suivre. Avec un peu de chance, les adeptes seront tombés sur la perle "Music With Sound Right Reasoning", sortie il y a 2 ans sans faire le moindre bruit... Avant de rentrer dans les détails de ce "Low Income Housing", soyons clairs pour ceux qui débarquent: Infinito manque de charisme. Sa voix claire et un peu fluette ne lui permet pas toujours de prendre contrôle du beat et d'en faire son jouet. Et, malgré leurs nombreuses qualités, Infinito est un peu moins à son aise sur les confections fines de Thaione que sur les instrus bruts de décoffrage des Molemen ou de Mixx Massacre (qui ornaient ses opus les plus réussis). Cependant, les textes honnêtes et travaillés de Marcellous ainsi que son flow vivant et sans détour gomment souvent ces petites limitations. Par exemple, sur le lit de trompettes caressant du superbe 'My Life Creation #63' où il plaide pour la valorisation et la protection d'une musique noire pillée sans vergogne depuis des décennies, on ne trouve rien à redire de sa prestation. D'autre part, il faut avouer que les prises de position répétées du
"freelance word specialist with prominent sound" finissent par rendre cet opus attachant.
En effet, pour cette première sortie au grand jour, Infinito n'a pas laissé son intégrité au placard, loin de là.
"Being blindfolded in life ? / Infinito, not a fool". Activiste politique à ses heures perdues, cet ancien roi du freestyle pose sur sillon des textes empreints d'une conscience sociale développée et d'une vraie envie de faire bouger les choses. Evitant le didactisme de base et l'edutainment scolaire, il révèle une sensibilité pro-black dépassant la simple caricature. Choqué par la passivité de ses frères se laissant mener en bateau depuis des années et avalant des couleuvres sans broncher, il appelle de ses vœux (utopiques ?) à l'unité et à un éveil des consciences :
"In an uneducated world of ignorant and dumb, cold-blooded people walk through the world numb […] Unwritten laws tell you when and how to think / I'm not a law-abiding citizen / The law, not for me". Instantanés de la vie dans les ghettos oubliés de Chicago et de Memphis (ses villes d'accueil); recueil de récits du quotidien entre fracture sociale, black on black crime et règne du matérialisme : des sujets vus et revus mais qui prennent vie sous la plume honnête et habitée du numéro 2017. Lançant des avertissements sans frais à tous les arrivistes prêts à toutes les compromissions pour réussir dans le rap game (sur la guitare sèche sinueuse de 'Green Card'), Infinito fait partie de ceux qui regardent le passé du hip-hop avec un sourire ému et un soupçon d'amertume. Logique après tout car, à ses yeux,
"Hip-hop was an artform that a brother started / Now big corporations get rich while your family's starving"… Ses thématiques pourront paraître un peu désuètes mais Infinito s'en fout. Il voit plus loin que le bout de sa rue et son besoin de s'exprimer et de dire ce qu'il a sur le cœur est le plus fort. A ce titre, sa déclaration d'amour métaphorique 'Some Wise Water' en est le plus beau reflet.
Du coup, derrière une façade un peu anachronique, "Low Income Housing" ne déchaînera pas les passions mais s'impose comme un premier album de caractère. En mettant en avant les similarités qui existent entre leur combat musical perdu au milieu du grand cirque de l'industrie du disque et les luttes oubliées de la communauté noire pour la reconnaissance et l'unité, Infinito et Thaione marquent un point de plus pour Chicago et pour l'héritage des Nacrobats. Pas forcément marquant à la première écoute, cette première sortie d'I.T. sait convaincre sur la durée, en évitant les longueurs et en dévoilant le meilleur d'elle-même lorsqu'on lui laisse le temps de s'immiscer en profondeur dans nos oreilles. Accordez-lui un peu de temps et vous verrez.
Cobalt Décembre 2004