Enigmatique objet aux yeux des auditeurs les moins aventureux, ce "cLOUDDEAD" est le fruit du travail à la fois délicat et tumultueux de trois artistes libérés (Dose One, Why?, et Odd Nosdam) en provenance du bastion Anticon. L'écoute du LP soulève d'emblée un paradoxe.

Les douze faces de 10'' enregistrées entre 1998 et 2000 qui composent le disque se révèlent d'une complémentarité rare et rendent l'unité de l'œuvre flagrante et son écoute globale indispensable, là ou l'on aurait pu douter de la cohésion d'une pareille addition. Aimer "cLOUDDEAD" nécessite 73 minutes et 44 secondes d'attention et de calme, mais l'effort consenti vous sera rendu au millième. En réalité chacune des plages se compose de différents mouvements souvent indépendants les uns des autres et rendant de fait le découpage du LP anecdotique.

Le travail instrumental soigné joue sur les ambiances à l'aide d'une mise en avant de nappes souvent atmosphériques sur lesquelles résonnent des beats majoritairement lourds et lentement articulés (j'émets quelques doutes quand à la clarté de cette description). Cette architecture sonore est jonchée de samples habiles, emplis de sens, introduits parfois de manière brutale. Les plus avertis reconnaîtront la patte d'un Odd Nosdam plus inspiré que jamais. L'intrusion des cuts (notamment ceux de Mr Dibbs) touche à la quasi perfection en matière de turntablism plongé en milieu abstract. Le paysage sonore est ainsi divinement planté.

Si je peux me permettre une figure de style, la nappe est mise. Restait à savoir si Dose One et Why? (auxquels on peut ajouter quelques invités dont Sole) allaient fournir le vocal digne d'apparaître sur pareille plate-forme. Il ne fallait pas compter sur ces deux là pour servir du réchauffé, et si c'est dans les vieilles marmites qu'on fait la meilleure cuisine, c'est dans la cervelle de ces deux allumés de la bay area que se concentre une bonne part de la créativité rap du 3ème millénaire. Posons toutefois les réserves d'usage à l'attention des réfractaires coriaces que vous êtes peut-être : Why? et Dose crient, chantent, pleurent, rappent parfois, et je veux bien admettre que cela puisse encore désarçonner certains.

L'ampleur du potentiel de Dose One est saisissante tout au long du disque et révèle (s'il en était besoin) un mc technique rendant grâce au rap dit "abstrait" par le talent pur de ses interventions. Une sorte de rap fatal prenant au corps l'instrumental pour mieux se greffer au décor. Why? est lui aussi omniprésent, dans son style caractéristique, jouant des syllabes et des intonations avec aisance, il superpose ses vocalises au flow de Dose One dans une symphonie langagière au rythme tantôt enjoué, tantôt paisible, incrustant sa voix aux structures atypiques du disque. Il ne colle pas aux ambiances, il provoque, participe à celles ci. La présence de l'intégralité des lyrics dans la pochette se révèle presque inutile à la compréhension des délires des intervenants. Une bonne connaissance de la langue Anglaise doublée d'un fin talent de décrypteur de second degré humoristicopsychologicointimiste sont requis pour saisir le sens profond des phases de Dose One et Why ?. Peu importe. Les rêveries poétiques, scènes de vie, souvenirs opaques, et autres réflexions alambiquées de "cLOUDDEAD" sont pleines d'images dont certaines vous toucheront.

"the man with the negative wingspan
eats sourdough sue bread,
and hits his highest, notes on tippietoe
it's simple introspection
when the sun is silent
and the florescents, with their blue,
make the plants call you
a lonely monkey
in a very large glass cage" ('Jimmybreeze, Pt. 1')

Il n'existe pas deux disques comme "cLOUDDEAD", justifiant la présence quasi unique de nappes comme seul décor sur deux plages consécutives. Il n'existe pas meilleure preuve du talent d'une scène souvent taxée de branchouillardise intellectuelle hautaine et de masturbation abstractionniste débile. cLOUDDEAD représente peut être ce que le hip-hop en marge a réalisé de plus convaincant en persistant dans sa direction expérimentale et novatrice. Un "must have".

Checkspire
Septembre 2003