Lever de rideau. 1996 : Dans quelques bacs de la capitale du hip-hop mondial, Fondle'em lâche en petites quantités un EP vinyle des Juggaknots, duo phare de la scène underground du Bronx composé des frères Breezly Bruin et Buddy Slim. Fruit d'enregistrements pour le compte d'Elektra rejetés par la maison mère (une fois de plus), le projet obtient un écho pour le moins favorable auprès de la base. Compte tenu des moyens limités du label de Bobbito Garcia, la sortie est relativement confidentielle mais déjà les backpackers new-yorkais commencent à employer le terme 'classique' chaque fois que le nom de ce EP "Clear Blue Skies" est évoqué. Ils saluent la densité du projet (enregistré quelques années auparavant), le flow futuriste et les talents d'écriture de Breeze mais aussi la production jazzy de B-Slim. [Pour l'anecdote, un The Source déjà en décalage avec la base et avec les faits crédite en février 1997 "Clear Blue Skies" d'un tiède 3,5]. Quelques temps après, les Juggaknots refont pourtant parler d'eux aux côtés de J-Treds et Company Flow pour leur rôle au sein des inimitables Indelible MC's qui marqueront leur époque et révolutionneront en quelques titres la facture du son underground de la Big Apple. Le travail des Juggaknots commence alors à intéresser de plus en plus de monde. Cependant, faute d'une distribution assez conséquente et d'un quelconque repressage, leur mini-album devient une de ces perles que tout le monde recherche et dont tout le monde entend parler mais que peu de gens possèdent. Entracte. Le duo devenu trio après l'inclusion tardive de Queen Heroine disparaît quelque peu de la scène puis ressurgit sur nos platines par le biais de la performance magistrale de Breeze en tant que personnage principal du "A Prince Among Thieves" de Prince Paul. Remis en selle après une période de stagnation, le groupe nous offre un court mais intense EP l'an dernier "WKRP in NYC" avant d'avoir la bonne idée de rééditer aujourd'hui son "Clear Blue Skies" avec Third Earth Music en l'enrichissant d'une dizaine d'inédits (où apparaît parfois Heroine) et d'un nouvel emballage irrésistible. Lumière sur cette "Re : Release" essentielle, occasion d'un vrai retour vers le futur.
Au niveau sonore, "Clear Blue Skies" évolue dans une veine assez classique qui ravira tous les amoureux du son du milieu des nineties. Travaillant ses ambiances à base de samples variés, Buddy Slim est l'homme derrière la majorité des productions. Aidé par endroits par Breeze et Chris Liggio, il donne à l'album une touche très atmosphérique où les boucles de jazz et de soul ont la part belle. Utilisant des basses épaisses, quelques pianos d'outre-tombe et des boucles de cuivre à plusieurs reprises, il agence des samples millimétrés et inscrit clairement ce LP dans la lignée de ce qui se faisait de mieux à l'époque dans la Grosse Pomme… tout en plantant les germes des évolutions à venir. Il suffit d'écouter les cuivres hypnotiques surmontée de claviers intergalactiques d'un 'The Circle (part I)' ou la structure évolutive d'un 'Romper Room' à base d'un collage de samples soul pour voir que les idées ne manquaient pas au sein du groupe. Même dans des registres plus orthodoxes et minimalistes, Buddy Slim fait des merveilles. Ecoutez la bande originale menaçante de 'Trouble Man' composée d'un piano martial, du saxophone perçant de John Coltrane et d'un beat bien en avant. Ecoutez le la basse souterraine du lancinant et crade 'Jivetalk'. Ecoutez la symphonie chaotique d'un 'The Circle (part II)' où les boucles s'entrechoquent violemment… la boucle de saxophone irrésistible de 'Come Along'… les claviers entêtants de 'Luvamaxin'… Ecoutez encore le requiem pour les cons de 'Clear Blue Skies' où des samples vocaux, une guitare minimaliste et un beat jazzy en retrait s'unissent comme jamais. C'est du grand art. Si vous n'êtes pas convaincus, pendez-vous.
Si Buddy Slim rappe à l'occasion, l'incomparable Breezly Bruin est le emcee principal et charismatique du groupe. Celui qui amène l'apocalypse chaque fois qu'il pose sa voix sur un titre. Son flow quintessenciel et labyrinthique semble à des années lumières de tout ce qui s'entendait à l'époque, propulsant littéralement le beat en avant pour mieux s'immiscer dans ses méandres ('Trouble Man') et ouvrir de nouvelles portes dans notre esprit. Entrecroisant les consonnes et les voyelles tel un alchimiste dans ses couplets, employant des schémas rythmiques inédits, Breeze impressionne. Bien entendu, comme tout le monde à l'époque, les Juggaknots font état dans leurs textes du manque d'imagination de leurs confrères et remettent les pendules à l'heure ('Trouble Man', 'Epiphany', 'Jivetalk') mais ils préfèrent concentrer leurs talents à mettre en musique des saynètes écrites avec beaucoup de talent. Car en plus d'être un réservoir à punchlines inépuisable, Breezly Bruin est un storyteller à la plume acérée, au vocabulaire étendu, aux métaphores filées imaginatives et au sens du rythme rarement égalé. Ce n'est pas pour rien que Prince Paul l'a recruté pour son concept album. Sur le piano hypnotique, les violons lancinants et les cuivres planants de 'Loosifa', The Brewin nous conte avec moult détails le parcours de Smokey, un voyou qui se retrouvant à travailler dans une maternité pour gagner sa vie perd peu à peu la raison une fois confronté aux horreurs de son métier. A travers 'Romper Room', il déplore la violence des jeunes livrés à eux-mêmes dans les quartiers défavorisés. 'I'm Gonna Kill You' est toujours ce joyau psychotique à la noirceur rare porté par un instru démoniaque fort en détails (craquement de vinyles, contrebasse filtrée, notes de guitares éparses). La perle du EP fondateur des Juggs reste néanmoins le titre qui lui a donné son nom : 'Clear Blue Skies'. Sous la forme d'un dialogue tendu entre un père blanc raciste et son fils qui sort avec une jeune noire depuis quelques semaines, les Juggaknots révèlent toutes les peurs d'une Amérique blanche et puritaine qui craint la différence et le métissage plus que tout. Interprétant les 2 rôles, le duo livre une performance bouleversante d'intensité. Inoubliable.
Alors, oui, les inédits n'étaient peut-être pas tous essentiels à cette réédition et sont parfois glissés un peu au hasard au milieu des titres originaux mais cela ne dérange pas vu leur qualité. Ils permettront même aux accros des Juggaknots d'en avoir encore plus pour leur argent… et aux possesseurs du EP de trouver une raison supplémentaire de se procurer cette réédition. C'est tout bonus. A la limite, notre seul souhait aurait été que ces 'nouveaux' titres soient plus longs. Dès lors, après ce sans faute, le verdict tombe sans appel : cette réédition est indispensable ! Elle se doit à tout prix de faire partie de votre collection. Beau, profond, épatant, magnifique, ce classique en avance sur son époque prend tout son sens aujourd'hui et s'avère plus essentiel que jamais pour bien comprendre la genèse de toute la scène new-yorkaise underground actuelle. "Clear Blue Skies", au même titre qu'un "Funcrusher Plus" ou qu'un "Operation : Doomsday" fait partie de ces albums qui ont su marquer leur époque et garder toute leur puissance au fil des années. Maintenant qu'il est enfin vraiment disponible pour tous, il serait criminel de passer à côté. En attendant de retrouver Breezly Bruin aux côtés des Weathermen pour "The New Left", ne manquez pas cette merveille.
Cobalt Avril 2003