Dans la jungle de sorties signées par Noah23, né Noah Brickley à Natchez (Mississippi), l'auditeur avisé des délires rapologiques du désormais résident canadien de Guelph (Ontario) retiendra en particulier l'époque Plague Language.
Au début des années 2000, le label de Noah voit le jour et occupe un créneau hip-hop / jungle / drum n bass assumé. La structure soutient ainsi la réalisation d'une poignée d'albums recommandables. Le "Atoms Of Eden" d'Orko en premier lieux, talonné de près par "Quicksand" et surtout "Jupiter Sajitarius", sûrement le meilleur LP sorti à ce jour par Noah. Le point commun entre ces trois pièces du label canadien : la présence de The Orphan, producteur émérite présent dés les premiers pas de Plague Language mais désormais investi dans un tout autre univers, ayant délaissé la froideur des souterrains canadiens pour plonger corps et âme dans l'aventure Blue Sky Black Death aux côtés de Ian Taggart a.k.a. Young God.
Un hiatus d'une poignée d'années aura poussé Noah23 à une certaine remise en question, au point de suspendre brièvement l'aventure Plague Language, non sans cesser d'abreuver les bacs de multiples albums très inégaux. A l'instar de certains de ses proches, Noah est un baroudeur qui aime à tenter de nouvelles collaborations dès que l'occasion se présente. Du simple CD-R à l'album travaillé en profondeur, ils sont nombreux à apposer leur nom sur les tracklistings du rappeur Canadien. De rencontres en collaborations éphémères, Noah s'entoure d'une variété de producteurs et rimeurs de toute sorte. A tel point que ce "Rock Paper Scissors" n'aurait pu ressembler à rien d'autre qu'à ce qu'il est aujourd'hui.
Faire appel à une kyrielle d'invités est un pari risqué. Un édifice construit à partir de matériaux de toute sorte demande savoir-faire et expérience pour ne pas voir le tout s'écrouler par défaut d'un minimum d'homogénéité. Non sans invoquer des univers difficilement juxtaposables entre eux, Noah23 s'intronise tout de même spécialiste du grand écart stylistique pour convier pas moins de dix-neuf producteurs à une mise en musique qui va servir au déploiement de rimes de plus d'une vingtaine de collègues rappeurs issus d'horizons divers et variés. Ouf ! On frôle de peu l'indigestion à la lecture du tracklisting. Sûrement issus de sessions d'enregistrements à large spectre temporel, les vingt-trois morceaux de l'album promettaient d'être assemblés comme on agite une foule compacte pour dissimuler le vide. Et pourtant, non.
Paradoxalement, "Rock Paper Scissors" est sûrement l'entreprise la plus ambitieuse mais aussi la plus intéressante de Noah23 ces dernières années. Un album charnière aux qualités évidentes (même si de nombreuses lacunes se font jour par endroits) le long des soixante-dix minutes de musique proposées. A commencer par ce défi dans le défi : en hôte agréable, Noah23 s'est fait fort de s'adapter aux styles et à l'univers respectif de ses invités.
Il en va ainsi d'un 'Faded' construit autour de cette boucle émouvante tirée d'un morceau de Daniel Johnston sur laquelle Ceschi déploie son flow inimitable ; un talentueux travail de lyriciste entre chant et rap tout terrain. Quatre minutes poignantes qui semblent se confondre à plus d'un titre avec l'environnement musical quotidien du rappeur/chanteur américain. L'une des vraies satisfactions de cet album.
Il en va de même sur 'Half Drunk' lorsqu'il rejoint son compatriote Cadence Weapon pour une suite aux thèmes déjà soulevés sur "Afterparty Babies" un peu plus tôt dans l'année : quelque part entre un trop plein de boissons et l'univers des boîtes de nuit . Enfin, une formule répétée avec succès lorsqu'il s'agit de faire un sort aux éruptions électroniques reconnaissables entre mille de notre compatriote Debmaster pour un 'Things Get Done' enlevé et électrifié.
Inévitablement, l'auditeur aurait tôt fait de distinguer le bon grain de l'ivraie, selon sa propre vision des choses. Faire appel à une telle panoplie de styles installait d'emblée un climat de suspicion l'approche de chacun des morceaux. Répartir les bons points et les mauvais est le revers de la médaille lorsqu'on cherche à tâter chaque terrain qui se présente. Sur les épaules de Noah23 repose la solidité de l'ensemble de l'album. A tel point qu'il ne s'accorde qu'une brève parenthèse dans son rôle de maître des lieux lorsqu'il revient pour agiter seul le bref mais sympathique 'Give It To The People' programmé par un Subtitle qu'on imagine parfaitement donner le change au Canadien dans une des entreprises robotiques et dancefloor qu'on lui connaît.
Pour l'essentiel, Noah cherche à répondre de la meilleure des façons aux productions retenues. Il se permet d'étaler à la vue de tous son flow qu'on ne pensait pas aussi
"caméléonesque" et capable de s'adapter à des contextes hautement changeants. Depuis les BPM élevés du très drum n bass 'Dead End Game' jusqu'au très pop 'Torn Again' servi par la guitare de Jim Guthrie (du groupe de rock britannique Royal City). En tentant d'échapper un tant soit peu à ce que dicteraient les goûts et les sensations à l'écoute de l'album, sûrement moins de déchets que ce à quoi il aurait été normal de s'attendre. Tout de même quelques coups de moins bien lorsqu'il s'agit d'aborder les ennuyeux 'Ils Persistent', 'Gothic Cathedral' et 'Black Ball'. Dans l'ensemble, la limite est avant tout auto-stipulée : chacun y retiendra ce qu'il voudra mais ne devra pas mettre de côté la qualité globale de l'entreprise.
Car qualité il y a. "Rock Paper Scissors" se présentait à son annonce comme une Tour de Babel bien trop ambitieuse pour son créateur. Elle révèle in fine un édifice certes riche et disparate mais que l'on imagine soigneusement travaillé. Noah23 y prend le pari de laisser s'exprimer les proches invités pour l'occasion, au risque d'abandonner en chemin une cohérence qui distingue l'album de la compilation. Une nuance subtile qui ne change rien sur disque mais qui permet de prendre la mesure du travail accompli. D'ailleurs, rien ne semble plus révélateur que ce 'Moon Landing' entêtant que l'on perçoit comme un prolongement logique du "World Famous Sex Buffet" de Josh Martinez. L'autre Canadien y donne du rap décontracté avec cette dose d'humour habituel et cette façon de faire touchante qui pousse inévitablement à laisser le duo finir d'habiller le clavier avant d'aborder le morceau suivant, le sourire aux lèvres.
Sans jamais chercher à forcer les choses ou à faire rentrer des ronds dans des carrés, Noah23 s'est appliqué à coller avec patience et minutie une multitude d'univers les uns à la suite des autres. Ici, pas question de jouer les compromis qui mènent à l'impasse : Noah prend sur lui de passer visiter chacune des pièces de cette structure, prendre le temps de s'imprégner des lieux et s'adapter à celui qu'il accueille et à sa manière de faire. Une courtoisie suffisamment rare pour être soulignée, à l'heure où les featurings sur les albums relèvent avant tout souvent d'un concours d'égos. Si l'album est sûrement le fruit de collaborations indirectes via Internet, il n'en paraît rien.
Bien entendu, ce type d'exercice s'expose d'emblée à un cheminement à coups de haut et de bas, comme une barque chahutée par les vagues et les courants marins. Mais ce petit bâtiment flottant n'est jamais vraiment laisser à la dérive et le cap
"qualité" est maintenu tant bien que mal tout le long du trajet. Depuis les prestations musicales de l'ensemble jusqu'à l'excellente pochette signée par Dyn'art (plus connue par chez nous pour ses talents de graphistes au sein de Submass, officiant à la réalisation des affiches des concerts accueillis au 21 Sound Bar). Si on aurait pu souhaiter un peu moins de featurings et une poignée de coupes dans le tracklisting pour alléger sensiblement la durée d'écoute, on découvre un Noah23 très appliqué dévoilant de multiples facettes.
A l'heure où Plague Language refait surface (six nouveaux albums propulsés par le label canadien ont atteint les bacs cette année), Noah23 agit de concert avec la structure qu'il a monté il y a déjà huit ans et offre un "Rock Paper Scissors" qui fait plus que se démarquer dans la masse des sorties affectées à la discographie du Canadien. De par la forme, d'abord, puisque grand rassemblement d'une galaxie de styles et de façons de mettre en musique le hip-hop. De par le fond aussi, qui survole sensiblement la moyenne des disques régulièrement produits par le rappeur. Mais avant tout par la révélation d'un Noah23 versatile que l'on sait désormais capable de soutenir un projet dépassant l'occasionnelle morosité d'une scène dite
"indé" parfois en proie à ses propres fantômes : l'ennui et l'inconsistance.
Newton Novembre 2008
Disponible chez à peu près tous les revendeurs habituels, "Rock Paper Scissors" est aussi en vente sur le site
The Catacombz Distribution, véritable mine d'or pour celui qui souhaiterait se porter acquéreur des sorties Plague Language et des plus obscurs albums de cette scène underground canadienne.