Sans conteste, "Scavengers" fut loin d'être une évidence. Il explorait l'inconnu à vitesse grand V, pulvérisant les obstacles sans même prendre le temps de les considérer pour les contourner. Le squat établi, les deux membres de FFA étaient des locataires aux mœurs étranges, bien difficiles à renvoyer dans leurs confins, Baltimore (Maryland), tant ils surprenaient. Là-bas, pourtant, ils auraient pu s'adonner encore et toujours à ces mélanges incendiaires et bruitistes. Mais l'accoutumance entreprit d'établir ses quartiers et, in fine, il fallait bien l'admettre : la parure "scavengers" remisée au placard, l'héritier de ce premier opus à la violence pure était attendu avec la plus grande impatience. Comme si l'on humait dans l'air ambiant les prémices d'une expérience affichée passionnante. Car entreprendre de jeter des ponts entre des franges musicales pas toujours liées en profondeur annonçait l'avènement d'une tâche compliquée à présenter. Choisir un large pan de noise music comme fond musical, quel amateur de hip-hop lambda se sentirait prêt à l'admettre sans rechigner? S'adonner aux pratiques verbales issues directement des musiques afro-américaines avec leur foultitude de symboles troisième degré souvent difficiles à décrypter pour le non-initié, difficile à mettre en avant sans se voir cataloguer dès l'entame du disque.
Ballottés d'un camp à l'autre, les Food For Animals ont choisi l'entre-deux. Ce
no man's land intermédiaire où co-existent une infinité de nuances possibles entre ces deux bataillons ne se croisant l'un l'autre qu'au travers d'un regard où se mêlerait inquiétude et défiance. Se jugeant ignoré par la scène rap qu'il cherche pourtant à représenter dignement, c'est la famille électronique qui a tendu les bras à cet enfant difforme. Pour elle, il serait prometteur. Mais peut-être est-ce tout simplement un effet d'accoutumance; les FFA ayant baigné allègrement dans les scènes indie-rock des alentours d'une capitale au final très peu portée sur les élucubrations verbeuses. Quelle scène hip-hop existerait là-bas qui aurait échappé aux regardes perçants des acharnés du genre? L'adaptation aura servi au (désormais) trio pour se fonder dans la masse, y puiser une énergie originale pour façonner une musique au caractère bien trempé.
De fait, lorsqu'il s'agit de prendre des nouvelles du trio, c'est par un 'Maryland Slang' orageux que l'album débute et nous dévoile un Ricky Rabbit survolté que l'on imagine sans mal branché sur la ligne à haute tension la plus proche. De quoi faire le lien avec les précédentes aventures du groupe. Pourtant, en quatre ans, la formule du trio a sensiblement évolué vers un déferlement sonore plus mesuré et parsemé d'explosions sonores larvées. Ainsi, sur 'Bulk Gummies', Ricky choisit une agressivité contenue pour accompagner plus que défier les apparitions vocales de Hy et Vulture V. Autrefois, les nappes noise et bruitistes fleurissaient sur les parterres de breakbeats déployés ci et là. Aujourd'hui, si 'Belly Kids' approche un climax musical capable de surprendre bien des oreilles insuffisamment préparées aux bidouillages électroniques de machines devenues littéralement incontrôlables, l'ambiance générale est à l'apaisement substantiel, comme pour mitrailler moins vite mais frapper plus fort.
Mais "Belly" reste porteur de la patte FFA. Plus que le trio ne se cherche au travers de 15 morceaux aux horizons disparates, les anciens "scavengers" se sont armés de foreuses pour fouiller toujours plus en profondeur ce creuset étrange au sein duquel est niché un filon d'expérimentations musicales inédites. Et la formule est prenante et jouissive lorsqu'il s'agit d'entreprendre l'ascension des 5 minutes 30 de 'You Right'. Un condensé des nouvelles orientations dévoilées par le groupe. Respiration haletante, montée en puissance de notes de synthés maintenues sur fond de légères percussions. La voix caverneuse de Mason Dixon bientôt dépassée par une rythmique saccadée entrelacée par des racines indus fortes. Au fond, ce sont des barils en métal qui sont martelés, accompagnés d'explosions électroniques englobant l'ensemble et même Vulture V et Hy, qui s'en donnent à cœur joie pour bousculer l'auditeur, les appréhensions, les idées préconçues et les envolées lyricales d'écrivaillons enthousiastes:
"You know what ? You right. And it doesn't even matter what you write."
En vérité, l'ensemble de l'album est certainement plus aventurier que ne le fut le premier opus. Là où "Scavengers" établissait fermement un cadre sonore agressif, canevas idéal pour abriter les revendications politiques de Vulture V, "Belly" est une matière brute composite. De multiples portes sont entrouvertes, pas nécessairement en grand, juste ce qu'il faut pour laisser passer quelques notes, quelques gimmicks inattendus et surprenants qui viendront peu à peu perturber le schéma d'ensemble d'un morceau donné. Et ce morceau pourrait être 'Bubbleguts/My Territory/ My Breath'. Un triptyque musical, un déploiement sonore en trois temps orchestré de mains de maître par Ricky Rabbit. Impossible de discerner une rythmique quelconque tant celle qui fut au fondement de tout a été malmenée pour en arriver là : accélération, décélération, tintements, des trainées de glitch music, comme des centaines de bulles de savons qui, en éclatant l'une après l'autre, laisseraient libre cours à l'entité sonore que chacune contient. A l'heure où les rappeurs surfant sur une vague dancefloor semblent se démultiplier aux quatre coins de la planète, les Food For Animals s'érigent en éminent représentant de la "Baltimore club", genre musical à part entière développé dés le début des années 90. Ou comment synthétiser les aspects dance et house de la musique aux élucubrations hip-hop et à des breakbeats ravageurs ; une musique dévolue à faire danser dans les clubs ('Virgogo' en atteste).
Loin de se limiter à cet aspect, c'est avec minutie que Ricky Rabbit s'emploie à déconstruire petit à petit les racines d'un hip-hop conventionnel que l'on retrouve par petites touches samplé le long des 15 morceaux de l'album. Les lignes de basse se font rares, les fondations rythmiques originelles sont petit à petit découpées pour être replacées de force dans des endroits moins appropriés. C'est ainsi l'apparition de mondes sonores complexes que l'auditeur accompagne avec appréhension. Pourtant, l'album possède le point faible de cette envie d'expérimenter dans tous les sens. Ayant laissé tomber le discours revendicatif et vindicatif de "Scavengers", l'identité lyricale de "Belly" est plus floue, les propos de Vulture V et Hy se limitant bien souvent à de simples postures sans réelle logique globale. Plus encore, c'est techniquement que Vulture V se trouve parfois à la peine sur les sons complexes de Ricky Rabbit. Ainsi, le co-fondateur du groupe semble parfois un peu dépassé par les évènements sur l'ensemble de l'album. Un talon d'Achille dissimulé comme il se doit, néanmoins, par l'apparition de Hy au sein du groupe, alternant avec son comparse derrière le micro pour soutenir l'ambition vocale de FFA.
"Belly" demeure pourtant ce pour quoi les premiers observateurs du groupe ont attendu de longs mois avant d'en voir le bout du CD. L'ancien label Muckamuck ayant mis la clé sous la porte, depuis l'été 2007 il aura fallu de longues tractations pour dénicher HOSS Records, chargé de la distribution aux Etats-Unis. Les errances de distributions ne s'en trouvent pourtant que partiellement résolues : la sortie sur Cock Rock Disco pour une distribution européenne originellement prévue début 2008 est désormais repoussée à l'été prochain pour d'obscures raisons. Mais franchir virtuellement l'Atlantique pour dénicher l'album ne sera pas un effort vide de sens.
Aujourd'hui, le hip-hop se découvre une nouvelle dimension. Initiée par quelques pionniers bien connus de tous, Food For Animals récupère le flambeau de cette recherche sonore et vient dépoussiérer les quelques recoins conservateurs bien campés sur les basiques d'un hip-hop que l'on imagine sans cesse réinventé à chaque sample de
soul music découpé plus ou moins habilement. Un brassage des cultures initié dans quelques clubs de Baltimore, transformé aujourd'hui en une comète sonore accueillie comme il se doit par un large panel d'oreilles attentives : les bras grands ouverts pour recevoir les bienfaits d'une remise en question salutaire qui n'a sûrement pas fini de nous enthousiasmer.
Newton Mars 2008
Pour ceux qui souhaitent s'affranchir des délais physiques traditionnels, l'album est en téléchargement payant sur
iTunes.
Enfin, ô joie pour les amoureux de grosses galettes noires, le groupe annonce sur sa page Myspace une sortie vinyle de l'album sans plus de précision.