A Washington, la violence est partout. Dans les rues, dans les regards, dans les esprits mais aussi dans le confort douillet du bureau oval où le sort du monde se décide en comité réduit. On ne s'étonnera donc pas outre mesure de voir l'assaut rapologique le plus virulent de ces dernières années surgir des bas-fonds de la capitale fédérale. Certes, DC n'est pas forcément très réputée pour son millésime rap. Mais les circonstances ont changé la donne. Du coup, alors que personne ne les attendait au portillon, Ricky Rabbit et Vulture Voltaire ont profité de la première moitié 2004 pour déposer chez certains disquaires online bien renseignés un brûlot incendiaire et sans concession… Bizarrement, peu de webzines se seront faits l'écho des effets secondaires dévastateurs de l'écoute répétée de ce court EP aussi compacte que du béton précontraint. Pourtant, "Scavengers" continue encore de nous retourner les synapses un an après.
Déflagrations massives, rafales de beats incontrôlables, changements de rythmes sauvages, arrangements frénétiques, nappes obsédantes et sons stridents… Si ce n'est pas la guerre, ça y ressemble à s'y méprendre. Laminés, ultra-compressés, les samples sont peu à peu vidés de toute chaleur humaine puis concassés pour servir à l'assemblage de titres cacophoniques qui bombardent nos oreilles de tous les côtés. "Cut and paste all over your face!" Comme le Bomb Squad en leur temps, Ricky Rabbit semble vraisemblablement jauger la qualité de ses titres au rejet qu'ils provoquent chez la gente féminine. Et à en juger par la réaction épidermique de ma dulcinée à chacune de ses confections, Ricky tient le bon bout.
Oppressant au départ, le fracas électronique qu'il orchestre devient rapidement galvanisant au fur et à mesure que son patchwork déstabilisant commence à prendre forme. Les reflets métalliques et industriels d'un 'Elephants', les cymbales épileptiques de 'Scavengers', la guitare désaccordée de 'Feedback' ou les sonorités 8-bit de 'Muckrakers' sont autant d'éléments qui rendent fascinantes les expériences antinomiques de Food For Animals. Derrière l'aspect froid et robotique des productions, on sent la vie qui grouille sous la surface et qui vient perturber à chaque instant la belle mécanique des machines. Au détour d'un beat, on voit ainsi surgir à l'improviste des acapellas old school venus de nulle part ou des envolées électroniques qui sonnent comme une nuée de coups de batte de base-ball sur la dépouille fumante du hip-hop à papa. En effet, le chantier de démolition en cours est plein d'idées et de remises en causes… Pas seulement musicales d'ailleurs.
De son flow criard où les incantations se mêlent aux réflexions les plus incongrues, Vulture Voltaire agresse les instrumentaux et accentue le malaise en vidant ses tripes à chaque nouveau tour de sillon. Au diable la technique et les convenances! Tout ici est question de passion, de rage, de pulsions primaires, de violence maîtrisée… "I'm killing more tracks than war kills peace!" C'est peu de le dire, tant la prestation du gros barbu est au diapason des manipulations explosives de son compère Ricky. "Fuck a soul / I got a heart plus a brain / Plus a 6'5 frame that protects 'em from the rain / No gods, no master / Just large corporations". Voltaire est énervé. Contre le consumérisme à outrance, contre les thugs de studio, contre le conformisme ambiant, contre l'impérialisme transatlantique, contre les tenants de la pensée unique du rap et par-dessus tout contre Georges Walker Bush et ses manigances en plein cœur de Washington. Et il le dit haut et fort.
Si les bons moments sont légion, l'art déconstructiviste du duo atteint vraiment sa quintessence sur 'Brand New'. Son avalanche de percussions, ses guitares nerveuses et ses bruitages inattendus sont autant de petites déclarations de guerre à la tiédeur du rap actuel. Tel un tsunami, cette folle course-poursuite déborde d'énergie et ne laisse aucun survivant dans son sillage. Avec ce blitzkrieg sonore en règle, Ricky Rabbit et Vulture Voltaire trouvent un équilibre improbable entre le chaos total et la cohérence de ces (rares) projets portés par une volonté sans faille. Du coup, on passera sur les quelques baisses de tension et on regrettera la très courte durée (à peine 20 minutes) de ce premier jet intransigeant. "I don't write novels yet / I write raps / And I don't make music yet / I make noise / But that got you listening in five seconds flat". Word.
Bien entendu, certains auditeurs passeront totalement à côté du charme bruitiste et salissant de cette œuvre radicale (et fière de l'être). Et on pourra tout à fait le comprendre. Cependant, "Scavengers" prend des allures de passage incontournable pour tous ceux qui aiment soumettre leurs oreilles à rude épreuve. Avec cette symphonie du chaos, cet hymne viscéral à la destruction, Vulture Voltaire et Ricky Rabbit fracassent violemment la porte d'entrée et emportent tout sur leur passage. "I smash the sounds off your eardrums!"… On n'avait pas entendu une telle détonation depuis longtemps. Effets secondaires garantis pour ce premier essai intense et hors du commun. A se procurer d'urgence, même avec un an de retard.
Cobalt Juin 2005