Sinistre… Un nom qui résonne fort aux oreilles de tous les adeptes de rap français. Au sein de la Malédiction du Nord, tout au long de la seconde moitié des années 90, Sinistre a en effet écrit quelques-unes des pages les plus mémorables de l'underground hexagonal. Que ce soit avec "En Attendant" ou avec "Les Raisons de la Colère", Sinistre et ses compères ont laissé leur empreinte et se sont forgés une réputation sans tâche. Débarquant avec une imagerie horrorcore sur la compilation "Hip-Hop Vibes" en 1996, le groupe aura su évoluer au fil du temps vers plus de maturité et de diversité pour ne pas devenir victime des modes et pour s'imposer comme une des formations les plus fiables du paysage français. S'autorisant régulièrement quelques escapades solo pour participer aux projets engagés de White & Spirit (que ce soit "16'30 Contre la Censure" ou "Cercle Rouge") ou Mr. R ("Sachons Dire Non"), Sinistre a franchi plus clairement le pas dès 1998 avec le maxi "La Vermine des Sous-Sols". Tout en continuant à porter les couleurs de la Malédiction du Nord, il a alors commencé à affirmer sa personnalité à coup de featurings et d'apparitions sur diverses compilations jusqu'à ce premier album tant attendu. Annoncé depuis belle lurette (notamment par le remarquable maxi 'Le Pacte'), le premier opus solo de Sinistre "Zone Sinistrée" débarque donc enfin dans les bacs via la structure Junkadelic Zikmu en ce début 2004.
Dès le départ, avec un 'Opérationnel' aux cuivres pêchus et au découpage de samples très dynamique, Sinistre se présente sous son meilleur jour. Faisant le bilan de sa carrière tout en se montrant agressif, la leader de la Malédiction se réintroduit en force. Et il continue sur sa lancée. Avec sa rythmique en avant, ses progressions de violons oppressantes et sa basse diabolique, le sombre 'Invisible' est un exercice de style rondement mené (et produit par Junkaz Lou) qui permet à un Sinistre énergique de lancer quelques piques acérées en direction du système en place. Servi par une production hivernale et martiale de Rheezo (à base de clavier entêtant, piano angoissant, nappes de violons cinématographiques et autres scratches bien placés), le macabre 'A quelques mètres de moi… le Père Lachaise' s'inscrit un peu plus loin comme un des sommets de" Zone Sinistrée". Lors de cette description fictive de ses derniers souffles, Sinistre, tiraillé par des questions existentielles de dernière minute, est vraiment dans son élément… Comme lorsqu'il retrouve Ramso pour un voyage dans les quartiers nord d'Ile de France sur une production minimaliste inspirée, issue des machines de l'incontournable frontman de KHM, Marc Live.
A côté de ces morceaux exécutés de main de maître qui viennent s'inscrire dans la lignée des travaux de la Malédiction du Nord, Sinistre livre aussi une bonne dose de titres plus introspectifs ou engagés qui lui permettent d'affirmer sa plume et de se démarquer de son groupe. Dans la catégorie des essais autoanalytiques, on pense d'emblée au remarquable 'De Babylone à Sion'. Porté par une mélodie de vibraphone mélancolique et irrésistible, Sinistre y revient habilement sur les raisons qui l'ont poussé à prendre le micro et évoque sa vision sans compromis du rap, en une métaphore filée ferroviaire du meilleur cru. Rappeur militant (
"Faire de la musique pour un éveil communautaire, pour moi, c'est ça le rap"), Sinistre se pose sur une grande partie de la seconde moitié de "Zone Sinistrée" en observateur avisé des maux de notre siècle, et plus particulièrement du peuple Noir. Déplorant la flambe à tout prix, la jalousie maladive et les comportements adultérins qui constituent la 'Tragédie Nègre'; évoquant son Afrique natale encore porteuse des cicatrices du colonialisme, Sinistre sait se montrer courageux et viser juste de son flow aiguisé, tout en évitant soigneusement les complaintes stériles. Fier de ses racines africaines (voir le très réussi 'Bled Attitude' et son motif de violon récurrent), il va même jusqu'à oser un malicieux 'Na Yoki' aux couleurs du continent noir où il est accompagné par les chants de Mike Génie. Portant parfois un regard cynique sur les choses (comme sur 'Le Zoo des Hommes' et son solo de trompette prenant), Sinistre laisse à l'occasion transparaître son malaise. Devant les guerres sans fin qui déchirent depuis des décennies le Sud du globe tandis que le Nord s'enrichit et partage les dividendes de chaque nouveau conflit, il lâche ainsi un 'Les Premières Loges du Récital' rageur et sombre qui prouve que les années ont fait de lui un lyriciste chevronnée et talentueux dont le timbre de voix reste toujours aussi distinctif…
Cependant, tout n'est pas du même acabit. A côté des superbes textes précités, Sinistre pose malheureusement ça et là quelques lyrics maladroits et des refrains faciles ('Angelika') qui nous font parfois un peu grimacer... On se demande aussi longtemps pourquoi l'embarrassant 'J'Suis un Rappeur' est tellement mis en avant (au point d'apparaître dans 2 versions différentes sur le LP) alors qu'il constitue objectivement un textes les plus anecdotiques et les moins réussis de toute la carrière de Sinistre. Il en va de même pour un 'Hot Trahison' saccadé aux synthés irritants qui, en voulant être joueur, tombe dans la caricature sexiste et est maladroitement positionné en début d'album. Ailleurs, on est déçu de voir certains titres plombés par des instrumentaux en demi-teinte. Les très bien écrits 'Reste Centré', 'Tragédie Nègre' et 'Angelika' sont ainsi handicapés par des compositions décevantes, parfois trop linéaires, parfois inabouties, en tout cas, pas franchement enthousiasmantes. Si Manifest frappe fort avec 'Opérationnel' et que Rheezo tire parfaitement son épingle du jeu sur ses 2 productions dans un registre classique mais parfaitement exécuté (la harpe poétique et la rythmique motrice de 'On Clôt le Débat' trottent ainsi longtemps dans la tête), tous les concepteurs sonores présents ne sont pas aussi heureux. Même le très solide Junkaz Lou montre quelques (rares) signes de faiblesse. Alors qu'il est irréprochable sur la majorité de ses livraisons, on le constate moins tranchant dès qu'il s'éloigne trop des sonorités souterraines et sinistrées qui ont toujours fait sa force depuis la grande époque Malédiction du Nord (à l'image des instrus peu convaincants de 'Hot Trahison' ou 'J'suis un Rappeur'). On regrettera du coup que Diry Dezer (dont on avait beaucoup apprécié l'album "De La Dérive") ne soit pas plus présent aux manettes, se contentant d'apporter l'instrumental succulent du 'Zoo des Hommes'. En ayant convié pas moins de 7 producteurs à sa table pour cet album, Sinistre a voulu varier les apports sonores et a mis sur pied un opus éclectique et coloré. Mais, en contrepartie, il en résulte que "Zone Sinistrée" est un opus hétérogène où le meilleur côtoie souvent le moyen.
En ayant été un peu plus sélectif et en ayant laissé dans ses tiroirs quelques titres qui apparaissent de trop ici, Sinistre aurait facilement pu nous offrir un album beaucoup plus dense et intense. Car il y a honnêtement largement de quoi trouver son bonheur ici… Sinistre a évolué dans la bonne direction et les moments forts ne manquent pas à vrai dire. A défaut d'être la claque espérée, "Zone Sinistrée" reste donc globalement un bon album. Mais on regrettera juste d'avoir à faire le tri parmi ses 72 minutes pour se confectionner soi-même l'album qu'on attendait. Même si on ne peut que louer le fait que Sinistre ait voulu donner un maximum de nouveau son à tous les acheteurs de son LP, il reste que cette approche nuit quelque peu au final au plaisir d'écoute. "Zone Sinistrée" devrait satisfaire sans mal ceux qui attendaient avec impatience le premier solo du Sinistre MC au M.I.C… mais les autres devront faire quelques efforts pour aller dénicher eux-mêmes les pépites dispersées tout au long de "Zone Sinistrée". Au bilan, Sinistre nous propose donc un premier album solo mature, solide et plein de bonnes choses mais qui, à vouloir trop en faire, s'égare parfois dans des impasses...
Cobalt Mars 2004