L'année passé aura bien été celle de la consécration pour Awol One. Alors que son "Speakerface" avec Mike Nardone récoltait les louanges d'une presse admirative, le leader des Shapeshifters sortait définitivement de l'ombre en inondant les bacs de ses multiples projets ("Propaganda", "Rebirth") et en continuant sa collaboration avec le producteur Daddy Kev pour un mémorable "Number 3 On The Phone". Déjà à l'origine d'un classique incontournable du renouveau de la West Coast, le renommé "Souldoubt", la paire Awol One & Daddy Kev nous revient aujourd'hui accompagnée du turntablist D-Styles pour ce "Slanguage" qui prétend donner sur disque une version hip-hop du free-jazz. Premier point donc : ne vous attendez pas à un "Souldoubt" bis ou à quoi que ce soit de ce style. Il faut aborder ce disque avec des oreilles neuves.
"Slanguage" s'écoute comme une longue symphonie mineure où les morceaux instrumentaux et vocaux se fondent les uns dans les autres sans réelle transition ou franche démarcation. S'il s'ouvre sur un déluge de percussions et des cuivres grandiloquents, il prend rapidement des allures d'album intimiste avec le piano mélancolique de 'Start Your Road Trip Now' ; des allures dont il ne se départira que rarement. Nourri d'un héritage jazz revendiqué, le producteur angelino Daddy Kev utilise à volonté de longues boucles de pianos, des lignes de contrebasse discrètes, des extraits de guitare jazz et quelques notes de saxophone en les accolant à des rythmiques hip-hop pour créer des ambiances éthérées, sombres et mystérieuses. Une basse aquatique, un clavier perçant, des bpm sous Tranxen, la voix rugueuse inimitable d'Awol One et on obtient une petite merveille ('Bootleg Monster Movies') ! Derrière les apparences, Daddy Kev cherche à dynamiter les schémas rythmiques du hip-hop habituel. Interrompant puis redémarrant les morceaux à l'improviste, brouillant la ligne entre interludes et vrais titres, privilégiant un temps le confort ouaté du jazz cool pour mieux nous surprendre en piochant quelques breaks de batterie sauvages ('Grey Skys in Psycho-Delic Rgb', 'My Father is'…) ou quelques furieux sets de congas, il amène un peu d'air frais dans un rap parfois trop traditionnaliste. D-Styles, artisan des platines hors pair, amène aussi son grain de sel salutaire dans ce melting-pot d'influences avec les scratches musicaux extraterrestres dont il a le secret. Il se voit ainsi confier la direction de plusieurs morceaux très réussis ('Slowly Means God Is My Witness', 'Six Black Roses Are Sent To Your House'…). Ah, la voix de diva scratchée sur 'Idiot Savant Autistic Delivery' ! Mais, si dans cette démarche avant-gardiste, Daddy Kev crée quelques sublimes fresques au charme étrange, il lui arrive aussi de mettre en place des instrumentaux qui semblent assez vains et manquent d'un liant vraiment captivant ('Bladder Sweat'). D'autre part, certains interludes sonnent inutilement longs et assez plats (comme 'My Favorite Weapon Selection' ou ce 'Montgomery Burns' Quest For Power' où Daddy Kev se contente de laisser tourner un morceau de jazz en fond sonore sans vraiment l'agrémenter d'un supplément de valeur…). Le résultat est donc assez mitigé. Et, à notre surprise, les morceaux rappés évoluent sur des sentiers assez balisés… enfin, hormis les divagations d'Awol One bien sûr.
Souvent, lorsque Wolrus est de la partie, la rythmique se fait en effet plus conventionnelle et l'on reste dans un univers sonore assez académique. Ici, Awol One rappe moins que dernièrement, préférant fredonner ses textes, les crooner ou simplement parler sur le rythme. Pourtant, les meilleurs moments sont sans conteste ceux où il s'empare du micro avec un peu plus de fougue. On pense évidemment à 'Finger Paint With Bloodlike War Paint' où les phases magistrales de D-Styles, le breakbeat robotique et les samples cinématographiques dénichés par Daddy Kev dramatisent merveilleusement un egotrip hors norme du Shape Shifter. Il y a aussi ce 'High School Love Story Drop Out Song' porté par une contrebasse discrète et des envolées au saxophone où Awol One se questionne sur l'attirance qu'une bonne élève de sa classe éprouvait autrefois envers lui, le mauvais garçon. Il y a encore cet hilarant 'Buyin' Friends On Ebay' qui voit Wolrus One nous décrire ses différents types d'amis sur le ton de la confidence tandis qu'un piano et un saxophone joue au chat et à la souris sous sa voix. Avec ces 3 titres, on entrevoit les plus brillantes réussites de cet album. Ailleurs, pourtant, les textes abscons d'Awol semblent hors de propos. Cherchant probablement à apporter sa touche au progressisme de l'œuvre, il enchaîne les récits sans fil conducteur ce qui a plus pour effet de nous perdre et de nous agacer que de nous mettre en extase. Le crépusculaire mais soporifique 'Rules Of The Week' en est un bon exemple.
Là où le free-jazz explosait les codes existants pour proposer d'autres voies plus libres et iconoclastes afin de ramener la musique à son essence, le free-hop du duo (trio ?) semble parfois empêtré dans ses propres principes de base (pas totalement assumés) de refus de toute structure. Quand Archie Shepp et Ornette Coleman proposaient un défi passionnant aux auditeurs, l'alternative avancée par Awol One et Daddy Kev peine à nous tenir en haleine sur les 55 minutes de ce projet. Elle semble encore inaboutie, trop brouillonne, réfléchie et parfois ennuyeuse pour avoir l'effet escompté. Se perdant dans trop d'interludes injustifiés, l'album n'a pas l'intensité attendue. Néanmoins, ne vous méprenez pas : ce "Slanguage" mérite qu'on s'y attarde un peu et contient quelques franches réussites. C'est simplement que certains projets antérieurs ont déjà donné sans le vouloir une vision beaucoup plus élaborée et convaincante de ce que pourrait être ce "free hop" (on pense notamment aux Micranots ou au meilleur des Scienz Of Life). Comme le dit l'analyste musical samplé sur l'interlude 'Idiot Savant Autistic Delivery' :
"The only thing about free music is that you have a greater success of not succeeding…". Peut-être qu'Awol One et Daddy Kev auraient du méditer ces mots avec encore plus d'attention. Intéressant mais inabouti, "Slanguage" contient quelques très bons passages mais ne parvient pas à bouleverser l'équilibre des choses ou à apporter une vision totalement renouvellée du hip-hop. Il s'inscrit dès lors comme un disque mineur dans la collaboration fructueuse d'Awol One et Daddy Kev.
Cobalt Mars 2002