Je ne remercierai jamais assez les labels qui ont la bonne idée ces derniers temps de (ré)éditer des perles introuvables pour leur donner une nouvelle vie et permettre enfin au monde entier de découvrir leur qualité. Merci Subverse pour "Black Bastards" de KMD. Merci Soul Brother Records pour "Center Of Attention" d'InI. Merci Third Earth pour "Clear Blue Skies" des Juggaknots. Merci Solid pour "Watch My Moves 1990" de Dooley-O. Et merci désormais à Rhyme Sayers pour ce "Return Of The Travellahs 1996". Grâce à vous, nous avons toujours d'excellents albums à nous mettre sous la dent et on se rend ainsi un peu moins compte de la pauvreté des sorties modernes. Après ces remerciements qui me viennent du fond du cœur, il convient de se concentrer un peu sur le sujet de cette chronique ; à savoir "Return Of The Travellahs".

"Return Of The Travellahs" est le premier album d'I Self Divine et DJ Kool Akiem, les auteurs en 2000 du désormais classique "Obelisk Movements". Sorti uniquement en cassette en 1996 et diffusé à très peu d'exemplaires, ce premier opus (après quelques EP d'échauffement) apparaît aujourd'hui sur CD pour la première fois dans un nouvel emballage et dans une version totalement remasterisée. Par là même, Kool Akiem inaugure son nouveau label, Mental Madness Wreckords, sur lequel devrait paraître la majorité des projets futurs des Micranots.

Comme on s'y attend avec les Micranots, tous les sons de cet album ont été conçus en autarcie à Atlanta par Kool Akiem. Leur esthétique n'est pas encore aussi raffinée ou variée mais c'est logiquement que l'on retrouve à l'état brut, dès l'introduction, tous les ingrédients qui composent la formule qui a plus tard permis à "Obelisk Movements" d'être unanimement applaudi comme un authentique chef d'œuvre de production. Ces rythmiques très rugueuses mixées en avant qui ancrent solidement toute la première partie de "Return Of The Travellahs". Cette façon de trouver des boucles qui complètent le beat sans trop en faire, sans jamais aller dans la surenchère. Cette affection pour les samples de jazz dynamiques que l'on aperçoit au détour de plusieurs morceaux : saxophone sur '141 Million Miles', contrebasse sur 'Farward' et 'Emotions', clavier sur 'Decapitation Free'… Cette omniprésence des scratches d'un bout à l'autre du LP utilisés autant pour leur apport rythmique que pour leur musicalité (et pas uniquement lors des refrains). Ce besoin de se ménager quelques pauses instrumentales ('Contemplate', 'The Path'). Ce goût pour les extraits de films, le rythme et les déséquilibres. Cette créativité débordante mais qui loin d'être démonstrative ou hautaine préfère le minimalisme à l'esbroufe. On parvient à détacher quelques grands moments bien évidemment : '141 Million Miles' et sa rythmique sismique saupoudrée de claviers caressants, d'un saxophone envoûtant et de cuts précis ; le sample vocal discret et les violons d'ambiance du minimaliste 'Slaves' ; l'irrésistible groove de 'Decapitation Free' ; la batterie jazz saccadée d'un 'The Dome' hypnotique. Bref, dès leur premier album, les Micranots possédaient déjà une réelle identité sonore contenant à l'état embryonnaire tous ce qui a fait leur succès quelques années plus tard. La maîtrise de Kool Akiem est évidente et donne déjà lieu à des grands moments sonores.

Côté emceeing, quand on sait que toutes les pistes vocales ont été enregistrées en 3 heures par I Self Divine alors résident à Minneapolis et que chaque couplet a été mis en boîte en une seule prise, on ne peut qu'être admiratif devant le talent d'I Self… Il se pose divinement sur les compositions d'Akiem et on sent la réelle alchimie existant au sein du duo même à des milliers de kilomètres de distance. Son débit, légèrement moins complexe que celui que l'on connaît depuis "Obelisk Movements", reste impressionnant. Et on sent à une fois de plus à travers son flow intarissable cette envie viscérale qui le tenaille de prendre le micro et de s'exprimer. Il parle d'ailleurs partout de cet amour du micro ('141 Million Miles') et de la puissance des mots sur l'esprit ('Emotions'). En un barrage de rimes offbeat qui ne s'embarrasse pas de refrains ou de pauses pour l'auditeur, il livre des textes denses qui à l'instar de freestyles voyagent à la vitesse de son esprit mais abordent une multitude de thèmes en enchaînant les instantanés. Dans ses rimes transparaît déjà un intérêt certain pour l'Egypte ancienne, Babylone et toute l'imagerie ésotérique qui en est le corollaire. En décortiquant la structure complexe de ses vers et son vocabulaire fouillé, on trouve quelques textes à thème comme son hommage en deux parties à son DJ Kool Akiem 'Grand Imperial', sa réflexion sur la fascination ambiante pour les biens matériels dans le premier couplet de 'The Dome' ou encore l'excellent 'Farward' où, sur une contrebasse swinguante surlignée de quelques violons cinématographiques, ISD imagine un futur totalitaire où le hip-hop est le seul instrument de rébellion et rend ainsi un hommage vibrant à sa culture.

En faisant la fine bouche, on remarquera que le mixage de certains titres reste approximatif ('Every Devil' et 'Judgment Day' en particulier) et que l'album perd un peu de sa verve en bout de course mais ces reproches sont liés et ne sont dus en grande partie qu'aux moyens à la disposition du duo à l'époque de l'enregistrement. En dehors de ça, force est de constater que le premier opus des Micranots était déjà d'une qualité épatante. Maintenant que le voilà enfin disponible à grande échelle et alors que la sortie de "The Emperor And The Assassin" (troisième album des Micranots) approche à grands pas, il est fortement recommandé de se (re)plonger dans ce "Return Of The Travellahs 1996" qui, s'il n'atteint pas les sommets d'un "Obelisk Movements", n'en est pas moins formidable.

Cobalt
Avril 2003