Raymond Chandler, l'un des papes du roman noir, disait que chez lui tout partait de l'émotion. Au principe d'"A Healthy Distrust", album sombre et fascinant, on ne retrouve pas moins ce même sentiment. Celui d'une plume et d'une voix qui vacillent sous des inflexions inspirées. Celui d'un artiste habité et suffisamment doué pour savoir comment transmettre au mieux sa vision du monde, noire et pourtant bienfaisante. Vous savez, les critiques anglo-saxons ont pour cela un mot presque intraduisible : "exhilarating". Sage Francis est un curieux rappeur, sorte de Nanni Moretti poupon et barré vivant dans l'état bourgeois de Rhode Island. Dans le titre 'Escape Artist', une mélopée de cordes concoctée par Alias lui donne l'occasion de mettre les choses au clair. Ce vétéran de la scène rap underground issue du spoken word entend donner à sa manière une leçon aux plagiaires de tout poil. Sans les agonir, mais plutôt en leur prouvant sur pièces qu'il reste un des seuls emcees capable aujourd'hui de déployer une palette aussi riche et talentueuse pour dire des rimes en quatre minutes :
"I talk til I'm red in the face with strain polyps / I'll rock till I'm out of my range then raise octaves / I play through the pain and remain conscious". Et il est vrai que c'est ce qu'on retrouve avec le plaisir le plus grand chez Sage : son phrasé, la souplesse éraillée de son flow, laissant l'impression qu'avec sa voix il peut tout faire, passer toutes les vitesses, exprimer toutes les émotions et surtout créer autant de personnages qu'il écrit de lignes, dans un kaléïdoscope infini qui évoque une sensibilité sans pareille.
Dans le beau 'Sea Lion', Sage Francis confesse de sa voix de vieux félin
"[Ma] You gave me the stone, you gave me the chisel, didn't say how to hold'em" et déploie l'aveu pathétique d'un individu inadapté qui s'est brisé les mains à force d'une obstination puérile face au monde extérieur. Le chant folk de Will Oldham, en contrepoint, apporte la douceur qui sied à ce douloureux exercice d'éradication de l'estime personnelle :
"Why should singer care? When singer can be among song". Sage Francis semble avoir laissé derrière lui les chroniques brutes des "Personal Journals" et s'être au passage débarassé d'une houlette anticonienne qui semblait l'empêcher de donner sa pleine mesure. A travers la série pléthorique des "Sick of…", Sage a travaillé avec un nombre presque incalculable de producteurs et de emcees. On ressent alors que pour "A Healthy Distrust", il a trié et réuni les collaborations les plus fertiles et les plus en phase avec l'idée qu'il voulait faire aboutir. A travers Alias et ses quatre beats très convaincants, Anticon est à nouveau au rendez-vous, malgré tout. Pour sa part, le boulimique Dangermouse électrise 'Gunz Yo' et son délire schizophrène d'un amateur d'armes. Le très euphorisant 'Dance Monkey' est quant à lui une alchimie parfaite entre le talent de composition évidente de Daddy Kev et la tchatche explosive d'un Sage se mettant dans la peau d'un songwriter moderne, capable sans complexe de lâcher un tube de club sous ses airs de bûcheron scandinave. La signature de Sage Francis sur un label (Epitaph) plutôt franchement rock'n'roll hardcore, ayant par ailleurs abrité il y a peu le "Seven's Travels" d'Atmosphere, n'est pas vraiment une surprise – un grondement très metal rock parsème le titre métaphorique 'Sun vs Moon' –, tant il brise les chaînes, toutes les chaînes. Comme il le dit lui-même dans 'Lie Detector Test', ponctué par un sample old school :
"Got a diploma but no wall to hang it".
Il semble que pour Sage tout soit politique. Mais la politique selon lui est avant tout personnelle, elle relève d'un prisme spécial à travers lequel il décode les rapports humains qui l'entourent et qui l'impliquent. C'est ainsi que les relations amoureuses relèvent très souvent chez lui d'un champ lexical guerrier. 'Gunz Yo' commence par l'implacable
"I keep one in my pillow case / It keeps me safe while I'm asleep / What if my dream girl pays a midnight visit". Dans 'Crumble', l'amertume d'une rupture le plonge entre la colère et l'envie d'en finir, sur une mélodie mélangeant harmonieusement un piano réconfortant et des arpèges aériens. Enfin dans le trop bref 'Bridle', tandis qu'une voix répète
"I never thought I'd miss you", la chronique amoureuse s'étale, d'un
"Same fire. New Passion. Old flame traded for a a summer fling" jusqu'à l'énigmatique
"The clouds are at war", alors que le emcee vient de raconter une cérémonie où l'on met la bride à la femme aimée, innocente. Quand Sage aborde alors les relations politiques en tant que telles, c'est avant tout dans l'intention de ne pas compromettre son libre arbitre. Là où un Bigg Jus énoncerait de manière claire
"Fuck Bush", Sage Francis compose un subtil, voire obscur 'Slow Down Gandhi' autour de mots-valise comme
"Republicrat-Democran, one party system". Certes cachée dans un flot incessant d'observations déroutantes, on y trouve cependant bientôt la mise dos à dos des bonnes volontés auto-satisfaites – une des cibles prioritaires du Sage :
"It's the same one who complain about the global war / But can't overthrow the local joker that they voted for". L'orage grondant toujours dans sa voix, mais cette fois-ci sur une production assagie signée Reanimator, presque étouffée, le emcee nous livre un discours politique comme lui seul peut même en imaginer l'existence.
Décidemment, on ne sait si c'est à cause de la façon avec laquelle il mélange sa voix au rythme, ou si c'est parce qu'il semble ne jamais être en mesure de pouvoir reposer son esprit, mais toujours est-il que l'envie nous tient de lui donner l'accolade, à Sage. Par humanité. Par simple kif vibrant. Il évolue à merveille sur des productions rivalisant de grosses guitares et, soudain, de cymbales atténuées, de samples improbables captés sur des instruments inconnus. De manière générale, Sage aime à jouer du chaud-froid, aidé en cela par une prose inimitable, parfois absconse, jamais définitive ou moraliste. A l'occasion aussi, sur un interlude, il laisse la parole à un interlocuteur hostile qui inonde son répondeur de menaces de plus en plus en virulentes, le tout sur un fond sonore des plus rafraîchissants, très "Verona Beach" en vérité. L'album débute tambour battant par 'The Buzz Kill' et ses samples de bruits d'usine, riffs de grattes effrayants, sa logorrhée brutale et sens dessus dessous, provocation en forme d'apostrophe à soi-même plus qu'à un quelconque auditoire :
"Then I thought suicide was a suburban myth / I couldn't see my own hands being the one I'm murdered with / That is until I traveled the world a bit". Le disque s'achève sur une ballade country à peine énervée, bel hommage à Johnny Cash, un créancier du Sage, tout comme tant de personnes n'ayant jamais fait de rap. "A Healthy Distrust" : une saine méfiance en effet, celle qui fait tenir à distance de Sage Francis les tentations d'être récupéré, caricaturé, ou, ce qui est pire et pourtant trop souvent constaté, de devenir sa propre caricature, son propre démon, aux chevilles aussi grosses que la tête. Loin de tout cela, nous apprécions aujourd'hui un disque qui est à lui seul la somme de toutes les attentes placées par de nombreux d'entre nous dans la personne du emcee charismatique de Providence depuis le tout début du millénaire.
En bref? Voici venue une œuvre véritable, injectée d'éclats de porphyre, un disque brut et homogène à acheter et écouter à tout prix, ne serait-ce que pour pouvoir, dans cinquante ou dans cent ans, témoigner de notre époque tourmentée à un petit neveu, à un inconnu, à un rescapé :
"you know, been there, bought that : a darnd masterpiece!".
Billyjack Octobre 2005