Psykick Lyrikah
Des Lumières Sous La Pluie

Il en va du rap comme des autres formes artistiques: les œuvres les plus marquantes sont souvent le fruit d'esprits torturés. Torturés comme les êtres qui vivent dans la sphère complexe qu'Arm s'est inventée et qui errent dans cette ville qui l'obsède. Quelques gratte-ciels monochromes; ces "pics de verre qui lacèrent l'air" léchés par des ombres aux formes surnaturelles, par des flammes et par quelques herbes rescapées dessinant des volutes sinueuses; une ville sombre à l'architecture incohérente… Le décor, obscur et inquiétant, est installé avant même d'avoir posé l'album sur la platine; d'un simple coup d'œil à l'artwork sublime qui orne "Des Lumières Sous La Pluie". Ce premier album studio de Psykick Lyrikah arrive après un parcours qui apparaîtrait presque hors-normes aujourd'hui. En évitant de griller les étapes, Arm et Mr. Teddybear ont sagement accumulé du vécu et ont pris le temps de laisser mûrir leur art. Une tape "Lyrikal Teknik" qui aura fait beaucoup parler d'elle (et d'eux) en 2002, une volée de prestations scéniques immortalisées par un premier album "Live", quelques collaborations pas forcément attendues, une discrétion et un éloignement du milieu parisianiste (qui n'auront pas empêché le groupe de se faire remarquer par son seul talent)… et aujourd'hui donc cet album en forme d'aboutissement.

Fruit de cette approche payante, "Des Lumières Sous La Pluie" étonne par sa maturité et par la personnalité unique qui s'en dégage. Une personnalité définie entre autres par quelques thèmes de prédilection qui imprègnent profondément chaque mesure de ce premier jet long format: l'écriture, l'introspection, la nuit et la ville… Cette ville impitoyablement froide et à la fois bouillante, tombeau inhumain de l'innocence et des belles ambitions de jeunesse, dont Arm dresse le tableau sombre et implacable. Cette ville omniprésente, obsédante, oppressante, dont l'ombre pèse sur tout l'album. Cette ville "où quelques mille récifs s'entrechoquent et se résignent". "Ce bloc de haine abrasive où certains sèment le rêve pendant que d'autres hésitent". Cette ville pourtant si belle une fois la nuit tombée. Sous l'influence de Philip K. Dick, la plume d'Arm se fait le témoin de cette "dark city" et de la froideur de notre temps. Ancrée dans la réalité mais embellie par quelques fulgurances abstraites, elle pleure les images dépressives d'un monde aliénant au matérialisme agressif, où le bruit se fait plus fort pour mieux cacher le silence de mort qui occupe les esprits… Un monde où le repli sur soi et l'isolement semblent parfois les seules façons d'éviter la compromission et les trahisons. Un monde violent où l'écart entre les rêves et l'image que le miroir nous renvoie peut parfois tuer. "Au bout du pont, c'est la chute / Ou d'un corps, ou d'une lutte vaine qu'il arbore".

De son phrasé distinctif (que d'aucuns trouveront sûrement un brin monotone sur la longueur), entre slam et confidences, Arm livre des lyrics qui se savourent à plusieurs degrés, comme trop rarement dans nos contrées. Loin des punchlines et des effets faciles, ses textes lettrés sont construits comme des labyrinthes d'images, écrits avec un souci du détail et un sens de la narration rares. Allitérations, métaphores filées, anaphores, citations récurrentes : la panoplie littéraire utilisée par Arm laisse pantois. Mais, plus soucieux des mots et de leur portée que des effets de manche, Arm évite soigneusement les démonstrations stériles… Sur les claviers singuliers et les flûtes diaphanes d'Abstract Keal Agram, 'Le Dernier Chapitre' dévoile d'ailleurs entre les lignes la passion du Psykick pour les livres et les mots. Sur un décor glacial en pleine décomposition, Arm décrit pas à pas une descente lovecraftienne dans les méandres de la folie, où les livres sont tour à tour des échappatoires cathartiques à la frustration ou des refuges complaisants pour les esprits faibles. "Pourquoi pleurer sur feuille ? / Pourquoi le noir s'étale sur feuille aussi lentement que leur pouvoir s'endeuille ?". Entre questionnements existentiels et réflexions personnelles, Arm entoure ses états d'âme d'un voile de flou qui leur donne des atours mystérieux et fascinants.

Pour donner corps à ces rêveries étranges, son acolyte Mr. Teddybear met en place des ambiances sombres et mélancoliques aux tonalités grises et hivernales. Xylophone dessinant une étrange berceuse, scratches tous azimuts de Robert Le Magnifique, nappes post-apocalyptiques et claviers aux accords métalliques: 'Fractions' installe dès le départ le décor. Au cours de l'album, le sieur Nounours met en place une à une les briques d'une identité sonore bien marquée et éminemment personnelle. Il construit ainsi des instrumentaux intimistes et plein de poésie, qui s'imposent comme les parfaits compléments des mots lourds de sens d'Arm. Guitares tristes, harpes discrètes, nappes souterraines, pianos hypnotiques et sonorités électroniques s'entrecroisent pour créer des arrière-plans évolutifs et désenchantés. L'atmosphère nocturne qui se dégage du vibraphone lancinant et de la guitare neurasthénique d'Olivier Mellano sur 'Le Double' donne des frissons… La contrebasse trébuchante et les cuts nerveux du final de 'La Sphère' subjuguent. A vrai dire, la cohérence et l'originalité des productions fait honneur aux rennais (seul '3 Lettres Rouge Sang' paraît un ton en deçà). A ce titre, les différentes pauses instrumentales réparties au long du LP permettent d'apprécier pleinement le travail accompli par Mr. Teddybear. Entre une traversée de la ville sous anti-dépresseurs ('L'Homme Errant') et une 'Descente' dans les bas-fonds urbains, elles ménagent quelques respirations dans le condensé d'idées qui sort des lèvres d'Arm.

Vous l'aurez compris, la lumière froide qui entoure "Des Lumières Sous La Pluie" séduit. Porté par la plume remarquable d'Arm et par les compositions nuancées et sombres de Mr. Teddybear, ce premier essai studio envoûtant arrive à point pour redonner du piquant au rap hexagonal en cette fin d'année. Avec cette œuvre marquante frappée du sceau de la mélancolie, Psykick Lyrikah s'impose d'emblée comme l'un des rares groupes français à développer un univers bien à lui, exempt de références criardes et d'hommages rapologiques trop appuyés. Ce n'est pas pour rien si cet album intimiste et profondément urbain se prolonge et se termine (via le livret) par une note d'espoir empruntée à Dostoïevski: "Il semblait, en fin de compte, que tout ce monde […] en cette heure de ténèbres […] devait disparaître d'un instant à l'autre, devait se fondre en vapeur dans le ciel bleu noir". Car il y a de quoi garder espoir… Tel John Murdoch déjouant les stratagèmes des Etrangers et ramenant la lumière sur la "Dark City" d'Alex Proyas, le Psykick a en effet clairement les moyens de lever une part du maléfice qui obscurcit depuis des années le ciel du rap hexagonal. Ne passez pas à côté.

Cobalt
Décembre 2004
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Label: Idwet
Production: Mr Teddybear, Arm, Abstract Keal Agram, Robert Le Magnifique.
Année: Octobre 2004

01. Fractions
02. Le Dernier Chapitre
03. Vois
04. Descente
05. Ma Ville
06. L'Homme Errant
07. La Sphère
08. Trois Lettres Rouge Sang
09. La Tête à Effacer
10. Le Double
11. Des Lumières Sous La Pluie

Best Cuts: 'Ma Ville', 'Des Lumières Sous La Pluie', 'Vois'.

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