L'underground californien est affaire de collectifs. Quand on pense west coast underground, on pense souvent Living Legends, Shapeshifters, Project Blowed, Freestyle Fellowship, Hieroglyphics, Quannum… ou encore Visionaries. Quoique ces derniers s'étaient faits plutôt discrets depuis la sortie de leur second album commun "Sophomore Jinx" en 1999. Chacun se concentrant sur ses projets solos, les amis visionnaires avaient mis en sommeil leur union pendant quelques temps. Tandis que DJ Rhettmatic passait son temps sur la route avec les Beat Junkies, LMNO s'occupait de sa carrière sur Battle Axe et prenait quelques semaines l'an passé pour confectionner un enthousiasmant "Collision" avec Mums The Word. Dans le même temps, KeyKool adoptait un profil bas, 2Mex s'imposait à coup d'albums et de featurings enflammés comme un des personnages centraux du paysage californien et les 2 acolytes de Writers Block (Dannu & Lord Zen) continuaient leur progression jusqu'à délivrer confidentiellement un premier album solide "En Route". Après cette longue pause, uniquement ponctuée par quelques titres collectifs pour des compilations ("Keep It Movin" de Mums The Word ou "We Came From Beyond Vol. 2" entre autres), il était donc grand temps pour les compères de rappeler à tout le monde le rôle indiscutable des Visionaries dans l'ascension des souterrains californiens vers la surface. Tels les continents se retrouvant pour reformer la Pangée originelle, les acteurs de ce super-groupe multiracial reviennent donc aux sources sur Up Above ces jours-ci avec "Pangaea".
A l'occasion de ces retrouvailles, les Visionaries se montrent plus unis que jamais. Alors que le niveau d'implication de chacun était pour le moins variable sur les albums précédents, les six membres du groupe sont ici présents sur quasiment tous les titres, donnant le meilleur d'eux-mêmes et se relayant au micro sans relâche pour faire passer leurs idées… Car ils n'en manquent pas. S'ils évoquent brièvement leurs groupies ('Starchaser') et sacrifient à l'occasion à l'exercice de l'autocongratulation ('Momentum'), les Visionaries préfèrent en effet consacrer leur temps de parole à des sujets plus importants à leurs yeux… et aux nôtres. Ainsi, se révoltant contre le lavage de cerveaux en cours aux Etats-Unis, ils n'hésitent pas à fustiger en bloc la toute-puissance des intérêts financiers dans le système néo-libéral actuel ainsi que l'impérialisme d'une administration Bush qui part en croisade tandis que l'économie de son pays s'effondre. Dans cette veine politisée, impossible de ne pas évoquer 'Nine Eleven' où, sur une composition toute en retenue de KeyKool (lit de violons et alliance basse/batterie sobre), les Visionaries critiquent vigoureusement la politique post-11 Septembre de leur gouvernement et invitent le peuple américain à réfléchir par lui-même (
"US imperialism is global terrorism"). Tranchant avec le misérabilisme de nombre de leurs confrères et refusant de céder à l'individualisme ambiant, les Visionaries multiplient aussi les hymnes à l'union et à la diversité ('Pangaea', 'Timeline') et remettent l'edutainment au goût du jour. Dans ce contexte, leurs prises de position conscientes et courageuses apparaissent plus que jamais comme une part intégrante de leur identité. S'ils parviennent habilement à éviter les sermons moralisateurs, ils débordent parfois un peu trop de bons sentiments, malheureusement, et le collectif confond alors vertu et niaiserie. Le clavier gentillet et la basse caressante de 'If You Can't Say Love' leur inspire ainsi un rap "fleur bleue" gentillet qui frôle l'infantilisme et semble franchement issu d'un autre âge (
"Love will overcome / Evil will fail")… tout comme le refrain naïf de 'Good Things'. S'ils cèdent donc parfois à leurs vieux démons, autant dire que les Visionaries restent donc fidèles à leur ligne de conduite et sont sur la même longueur d'onde positive.
Du coup, "Pangaea" s'avère être un album cohérent au propos très dense et au contenu réfléchi. On se réjouira dès lors que la variété et la complémentarité des flows des différents membres du groupe viennent amener un peu de fraîcheur et de diversité à l'ensemble. On sera aussi heureux de noter que 2Mex est beaucoup plus présent que sur les précédents essais estampillés Visionaries. S'il n'a pas encore su livrer un album solo à sa mesure, l'ancien Songodsun se montre une fois de plus impérial à chacun de ses passages. Même si le phrasé articulé de LMNO est toujours aussi magnétique et que les rimes érudites de Lord Zen s'avèrent plus captivantes que jamais, les avalanches de syllabes en forme de chutes de domino du gros 2Mex focalisent l'attention. Lorsqu'il déboule sur la boucle de guitare angélique et sautillante de 'DoMakeSayThink' pour une tirade engagée, on est scotché. L'écart avec un Dannu franchement à la traîne vis-à-vis de ses compères n'en est que plus criant… Mais on s'en accommode somme toute plutôt bien à vrai dire. A propos de phrasés, la rencontre au sommet avec les Living Legends était attendue. Elle tient toutes ses promesses; Key Kool et DJ Rhettmatic ayant eu la bonne idée de confectionner des sons sur mesure pour chacun des 12 intervenants de ce morceau gargantuesque qui dépasse allégrement 7 minutes. Fort de cette approche audacieuse, l'instrumental évolutif et palpitant de 'Meeting of the Minds' donne lieu à une partouze rapologique du meilleur cru qui s'impose logiquement comme le meilleur moment de "Pangaea" (et d'où se détache évidemment Eligh).
Ailleurs sur l'album, les 2 "Kozmonautz" (KeyKool et Rhettmatic) se répartissent les 2/3 de la production. En dehors des relents reggae nauséabonds de 'Broken Silence', ils s'acquittent honorablement de leur tâche, comme par le passé. En digne représentant des Beat Junkies, Rhettmatic se montre même, pour notre plus grand plaisir, très actif aux platines. Mais, si les confections des deux visionnaires ont beau être toujours assez sympathiques, il n'en reste pas moins qu'elles souffrent d'une inspiration en dent de scie et manquent parfois cruellement de personnalité. A côté des coups d'éclat cités un peu plus haut et d'un '6 Ring Circus' changeant au motif de basse imparable, nombre des instrumentaux issus de leurs machines manquent franchement d'originalité (voire les nombreux samples de guitare similaires ou le brouillon 'Starchaser'). Reposant sur des schémas boom-bap pas très raffinés et déjà entendus mille fois, ils traversent l'esprit sans laisser de trace et paraissent bien trop linéaires pour vraiment faire honneur aux rimes habitées des Visionaries. En tout bien tout honneur, il faut cependant reconnaître que les deux producteurs résidents s'en tirent bien mieux que la plupart des invités. En effet, parmi les pointures conviées au festin, seuls LifeRexall et KanKick sont à la hauteur de nos attentes (mais le titre de ce dernier brillait déjà en 2001 sur son classieux "From Artz Unknown"). Avec la basse bien épaisse, la rythmique motrice et la guitare saturée parfaite de 'Pangaea', LifeRexall crée un banger qui, en plus d'être directement efficace, sait se montrer intéressant grâce à de subtils changements parsemés tout au long du titre. Pour le reste, les autres intervenants rendent une copie beaucoup moins brillante. Entre un Babu qui sort de son sac une boucle de piano cramée jusqu'à l'os pour le simpliste 'Strike', un Evidence à bout de souffle qui livre un 'Momentum' lourdingue et un OhNo en petite forme sur le terne 'Good Things', il n'y a pas franchement de quoi pavoiser. Au bilan, la production est donc d'une qualité, comment dire, variable…
Et, même si on l'avait déjà remarqué auparavant, "Pangaea" confirme que les Visionaries sont indéniablement plus aventureux et inspirés pris séparément que lorsqu'ils sont réunis. Alors que son fond est courageux, ce troisième album du collectif manque vraiment d'audace dans la forme et pâtit de productions globalement trop lisses et monotones. Si 2Mex parvient à transcender n'importe quel instrumental, ce n'est pas le cas de tout le monde. Passé une première moitié d'album réussie, on tend donc souvent à piquer du nez. On se doute bien que certains auditeurs se contenteront déjà des quelques réussites indiscutables qui émaillent les 74 minutes de ces retrouvailles; mais on ne peut s'empêcher de trouver "Pangaea" trop convenu, trop propre, trop appliqué et aussi trop long. Pas mauvais dans l'absolu et plutôt fort en thème, "Pangaea" est clairement en deçà des capacités des Visionaries. Malgré quelques moments forts, il laisse donc un goût d'inachevé plutôt rageant.
Cobalt Mars 2004