L'Angleterre a ses extraterrestres. Infinite Livez en est un. Auteur occasionnel de comics, graphiste doué mais surtout emcee gentiment siphonné à l'imagination débordante et au flow mémorable, le jeune Vinnie Tiefilz promettait depuis pas mal de temps de faire des vagues dans une scène britannique encore trop souvent engoncée dans des conventions sonores remontant au milieu des années 90. Membre du collectif Shadowless aux côtés de Gamma, vainqueur en 1998 de la renommée FKO Raw Freestyle Competition, Infinite Livez n'est pas né de la dernière pluie, contrairement à ce que certains pourraient croire. Il s'est même fait remarquer très vite. Dès sa première apparition discographique en fait; avec un très bon 'No More Bananas' qui illuminait la compilation "Extra Yard" de Big Dada (déjà). Mais pour tous les adeptes de vinyles en quête de sensations fortes, Infinite est avant tout l'homme d'un titre: 'Pononee Girl'. Véritable ovni Hasbrophile déposé dans les bacs l'an passé sous la forme d'un 7 inch coloré et haut en couleurs, 'Pononee Girl' reste l'un des titres les plus marquants de ces dernières années de l'autre côté de la Manche. Que ce soit pour son récit du coup de foudre d'Infinite pour un petit poney en plastique rose lors d'une soirée trop arrosée ou pour sa production imparable à base de vibrations électroniques telluriques, de synthés efficaces, de touches de violons posées comme un cheveu sur la soupe et de hennissements suggestifs.
Pas étonnant qu'on retrouve donc, pour notre plus grand bonheur, ce moment de folie pure au programme de ce "Bush Meat". Mais, avec ce premier album, Infinite Livez est bien décidé à prouver qu'il ne sera pas un one hit wonder et que 'Pononee Girl' n'était qu'une première salve annonciatrice d'un débarquement inédit. Pendant plus d'une heure, il nous offre ici de quoi découvrir plus en profondeur son monde. Et, à l'image de son extravagante pochette (conçue par les soins d'Infinite Livez lui-même), l'univers de "Bush Meat" est, comment dire… étrange. Bourré d'humour, peuplé de sonorités inhabituelles et de personnages loufoques aux préoccupations plus farfelues les unes que les autres, il navigue dans des contrées hallucinogènes jusqu'ici rarement explorées par les artistes rap. Comme un poisson dans l'eau, Infinite Livez décrit ce petit monde cartoonesque avec une bonne dose de métaphores hilarantes et un second degré délicieusement britannique. Usant d'un vocabulaire et de tournures de phrases bien à lui, il donne encore plus de vie à cet ensemble coloré avec un flow élastique on-ne-peut-plus expressif. Débordant d'énergie, zigzagant sur le rythme, chantonnant quelques rimes à l'occasion, il est une attraction à lui tout seul. Pour ne rien gâcher, ses sujets de prédilection sortent aussi de l'ordinaire, comme 'Pononee Girl' l'avait déjà laissé entendre. Ils sont même à des années-lumière des préoccupations terre-à-terre de nombre de ses compatriotes. Prenons 'The Adventures of The Lactating Man' par exemple. Sur une guitare folk charmeuse et des nappes enveloppantes irrésistibles, Infinite nous conte les (més)aventures d'un jeune britton en proie à des dysfonctionnements hormonaux quelque peu gênants [il déborde littéralement de lait dès que de gentes demoiselles lui tortillent les tétons]. L'occasion de photographier quelques situations imaginaires poilantes :
“I've got 'em queuing up outside my house/ with a smile and a bowl of Rice Krispies/ just to get with me” . Et ce n'est pas un cas isolé. Entre un 'Claati Bros' qui tourne en dérision un milieu de l'art moderne prompt à monter en épingle n'importe quelle merde (même celle d'éléphant) et un 'Spade Invaders' en forme de plongée dans le monde des gamers, Infinite peut se fendre d'un récit d'adultère simiesque ('Drilla Ape' et sa basse synthétique montée sur ressorts) ou bien avouer que:
"the secret to be a dope emcee is to eat more crisps". Bizarre, vous avez dit bizarre… Enthousiasmant aussi.
Ponctué d'influences electro assumées, de bruitages incongrues et de nombreux effets spéciaux, le paysage sonore de "Bush Meat" est bien dans l'esprit des textes décalés de son auteur. Souvent inventif, il est l'œuvre d'un large panel de producteurs au sein duquel on trouve aussi bien le fidèle Blufoot (on se rappelle encore de leur première collaboration sur sillons 'Live And Learn') que Tomz ou le fameux Part 2 de New Flesh. Infinite Livez met même la main à la pâte pour un 'White Wee Wee' classé X et sérieusement addictif. Beat métallique en avant, samples bidouillés, synthés énigmatiques et refrain entêtant: il nous offre un des meilleurs moments de l'album jalonné de punchlines salaces (
"It's good for your teeth but it tastes the Colgate"). Fruit de la diversité des apports, on trouve de tout sur ce premier opus: du refrain opéra de 'Claati Bros' au piano prenant et à la grosse basse de 'Such Krill' en passant par des interludes déjantés où des modulations de fréquence sauvages croisent des bleeps en tout genre et des scratches bordéliques. Dans l'ensemble, "Bush Meat" propose des productions minimalistes et dynamiques qui se marient fort bien avec le phrasé chaloupé d'Infinite Livez. Néanmoins, la multiplicité des beatmakers entraîne comme souvent un certain manque de cohérence. On aurait pu fermer les yeux si cela ne donnait par endroits un aspect un peu trop décousu à "Bush Meat". Partant dans tous les sens, Inf nous perd parfois en route au gré de la qualité variable des productions. Sujet à des baisses de régime, il livre quelques titres un peu fades qui viennent un peu casser le ryhtme trépidant du LP lorsque les compositions manquent de personnalité (à l'instar d'un 'Tek Fi Joke' où il retrouve son crew Shadowless sur un instrumental trop linéaire ou d'un 'Spade Invaders' un peu plat).
Quoiqu'il en soit et malgré ces petits ratés, "Bush Meat" reste un premier essai plus que prometteur et plein de caractère. Si certains auditeurs auront du mal à "rentrer dans son délire", cette plongée en apnée dans l'esprit tordu d'Infinite Livez pourrait bien faire des adeptes. Au passage, elle prouve que la créativité n'est pas un vain mot outre-Manche et que la Grande-Bretagne n'est pas uniquement le dernier bastion d'un boom-bap passéiste… En brouillant les pistes et les repères, Infinite Livez parvient en tout cas à assembler un album hautement original, ludique et résolument hors-normes devant lequel personne ne restera indifférent. En attendant de voir ce que donnera l'album qu'il prépare actuellement avec Kid Acne, ce premier opus inclassable et revigorant mérite que vous vous y attardiez un peu.
Cobalt Juin 2004