Les 6 amis en parlaient depuis longtemps. Faire un disque tous ensemble: c'était un de ces projets un peu fous qui trottent dans la tête de tout le monde, qui traînent dans un coin, qui font envie mais qui tardent immanquablement à voir le jour, faute de temps. Il fallait juste que quelqu'un fasse un peu bouger les choses et décide de faire coïncider les plannings. Pas du genre à fuir devant le travail, mcenroe a une fois encore pris les devants et s'est démené pour réunir tout le monde le temps d'un mois de décembre 2003 bien chargé. Après un paquet de collaborations au coup par coup, les 6 acolytes s'accordent donc enfin une petite pause au milieu d'une multitude de projets solo à teneur fortement personnelle pour se réunir le temps d'un EP commun tant attendu.
Et grand bien leur en a pris. Car la complémentarité des flows et des timbres de voix du sextet saute aux yeux… ou plutôt aux oreilles. Entre le flow haché et viscéral de Pip Skid, la voix grave de John Smith, la diction élastique de Yy et les phrasés posés de Gruf et mcenroe, il y en a pour tous les (bons) goûts dans ce collectif. Break Bread, c'est une sorte de grande réunion de famille où l'on retrouve Farm Fresh, Fermented Reptile, Park-Like Setting et quasiment tous ceux qui ont fait de Peanuts & Corn un label incontournable dans le paysage actuel. C'est aussi un peu la dream team du rap made in Winnipeg… pour ne pas dire du Canada. John Smith, Pipi Skid, Gruf et Yy au micro, Hunnicutt aux scratches et mcenroe à tous les postes, c'est autant de raisons de jeter une oreille attentive à ce "EP".
D'autant plus qu'avec mcenroe aux manettes, on retrouve ici les midtempos maîtrisés et les tonalités automnales affectionnées par l'auteur de "disenfranchised"; ces compositions tout en nuances et en ambiances feutrées, en arrangements fins et intelligents, qui sont devenues au fil du temps sa marque de fabrique. Dès le démarrage, 'Grown Ass Men' en impose. Un orgue discret plante le décor puis mcenroe enrichit le tableau par de petites couches successives. Quelques notes de guitare, une basse acoustique et une nuée de claviers scintillants se croisent ainsi sur une batterie imperturbable pour former une entrée en matière qui vire à la démonstration (et qui se savoure aussi en version instrumentale, comme tous les titres, dans la seconde moitié de ce gros EP). A l'image des violons enjoués et de la batterie chaloupée du sautillant 'No Other MC', mcenroe teinte cependant ses confections d'une coloration un tantinet plus offensive pour ce projet, histoire de refléter au mieux l'humeur du jour. Toujours au rendez-vous, les manipulations vinyliques de Hunnicutt ajoutent elles aussi un soupçon de dynamisme à l'ensemble (même si leur systématisme pourra quelque peu lasser). Tous les éléments sont réunis pour marquer le coup et donner à ce projet familial une couleur un peu particulière.
Délaissant un instant les concept albums, le quotidien des laissés pour compte et les remises en cause de l'hégémonie américaine, les compères de Break Bread en profitent aussi pour sortir un peu de leur boîte. Histoire de partager les responsabilités, chaque emcee se voit ainsi confier le concept de départ d'un des 5 titres. Fruit de ce parti-pris, le résultat est bigarré, à l'image des différents caractères réunis. L'ambiance générale est plutôt aux professions de fois énergiques et aux concours de bons mots. Mais il suffit que mcenroe sorte de son chapeau les violons mélancoliques de 'Positive, Kay?' pour que les emcees se fassent plus introspectifs et nous livrent leur interrogations, leurs doutes et leur manque d'amour propre. Puis, quelques instants plus tard, John Smith et ses acolytes nous détaillent l'atmosphère de leurs tournées entre rencontres, pétages de plomb impromptus, repas sur le coin d'une table et voyages qui n'en finissent plus ('Breakfast All Day'). Sympathique petite joute verbale interne où le dénominateur commun est la recherche de l'excellence, l'efficace 'No Other MC' reflète bien l'état d'esprit joueur qui prime au sein du groupe. Idem pour un 'We Make Noise' qui prend tout naturellement la forme d'un egotrip bon enfant truffé de références décalées ou cinéphiles (
"See, we hold the key / Like Rick Moranis and Sigourney"). mcenroe et ses collègues se font plaisir et leur joie est communicative. Portés par leur envie de se passer le cylindre argenté pendant qu'il est chaud, les 6 amis enchaînent les couplets sans perdre de temps et sans forcément s'embarrasser de refrains.
Il en ressort l'image d'un collectif soudé réunissant une poignée d'artistes indés honnêtes et dédiés à leur art, construisant leur carrière brique par brique et sans se faire d'illusions (
"I'll never be rich without an accident or having a Lotto hit"). C'est cette honnêteté de chaque instant qui fait dire à un Pipi Skid en grande forme :
"My face stays unmarketable / Even though when I rap, people think it's remarkable". Et, en effet, s'ils n'ont pas forcément la tête de l'emploi, les artificiers de Break Bread sont remarquables à plus d'un titre. Dès lors, même si ça commence à faire cliché de le dire, force est de constater que Peanuts & Corn nous propose une fois de plus un projet de qualité cohérent, réussi et sans aucune faute de goût. Une bonne ambiance, des productions de qualité, des flows variés, un soupçon de réflexion et le goût du travail bien fait… Ce premier EP de Break Bread est un peu un condensé de tout ce qu'on aime chez P&C. A défaut d'être la sortie la plus accomplie du prolifique label canadien, ce "EP" bien comme il faut est une addition bienvenue à la discographie enviable de ses 6 auteurs. S'il fera assurément plaisir aux fans, il constitue d'autre part une porte d'entrée idéale dans l'univers de mcenroe et consorts.
"Grown ass men in a game full of bad boys / Keep my name out your mouth and my face out the tabloids". Conformément à leur souhait, les membres de Break Bread ne feront sûrement jamais la une des magazines… mais ils méritent bien une place au chaud sur votre platine ou dans votre lecteur CD.
Cobalt Octobre 2004