Fin d'année oblige, l'heure est aux bilans. Ou comment faire le tri entre les singles qui s'affichent parfois en amont de projets en dents de scie, les albums dont le fort impact initial se dissipe mystérieusement au fur et à mesure des écoutes, les opus linéaires, aussi plaisants que prévisibles, les bonnes surprises, les franches déceptions... La liste est longue et les choix (forcément) controversés.
Au sein de cet éventail, on trouve aussi la catégorie d'albums dont a cruellement peu parlé, dont les qualités solides n'ont pas été suffisamment vantées ; profitons donc de ces derniers jours de 2008 pour évoquer le très réussi premier album d'Invincible.
De son vrai nom Ilana Weaver, cette jeune femme née en Israël a emménagé aux Etats-Unis à l'âge de sept ans, où elle s'approprie la langue anglaise en déchiffrant des chansons de hip-hop. A neuf ans, elle gribouille ses premiers textes de rap. Partie vivre à New-York une dizaine d'années plus tard, elle y multiplie les expériences artistiques : écriture pour l'émission Lyricist Lounge, premières parties de nombreux groupes émergents sur la scène hip-hop, fondation de son crew féminin Anomolies... A la même époque, elle s'implique auprès de l'association militante Detroit Summer. Le défi est de taille : première ville industrielle américaine, l'essor économique de Detroit n'a connu d'égal que son déclin, et les infrastructures défaillantes gangrènent la ville. Detroit Summer développe ainsi toute une palette de solutions alternatives, allant du réinvestissement de l'espace urbain pour planter des jardins dont les récoltes servent à nourrir les familles les plus démunies, à l'organisation d'ateliers d'écriture autour du thème de l'éducation (et bien plus encore).
Impossible d'ignorer cette affiliation tant elle représente un impact décisif sur la carrière d'Invincible ; d'abord parce qu'elle poussera la jeune femme à emménager définitivement à Detroit, mais aussi (et surtout) parce qu'elle consolidera le socle même de sa musique, liant intrinsèquement activisme et écriture, rimes et plaidoyers, et renouant ces liens que sont musique et révolution. Les combats menés au sein de Detroit Summer viennent ainsi nourrir ses textes et imprégner sa conception de la musique, qu'il s'agisse des modes de distribution (la sortie de l'album sur son label Emergence a été financée par voie de "sponsoring", soit un système de pré-achat par les auditeurs), de la collaboration musicale (chaque featuring de l'album est né d'une envie commune de créer un mouvement artistique), ou encore de ses clips, où la musique se voit entrecoupée de mini-documentaires et témoignages de membres de la communauté de Detroit.
"Music's not a mirror to reflect reality / It's a sledgehammer with which we shape it"
Les formes auxquelles fait allusion le titre de l'album sont donc multiples. A travers le mot "Shapeshifters", il s'agit ainsi de changer la réalité politique, en menant une étude de fond sur les dysfonctionnements sociétaux (notamment éducatifs) et en envisageant des modèles alternatifs. Il s'agit aussi de modifier la perception de la femme dans le hip-hop. Enfin, ce sont les formes artistiques qui sont ici brouillées, puisqu'on y intègre des éléments journalistiques, qu'il s'agisse des précités clips ou de l'album lui-même qui contient des extraits d'interviews de divers acteurs de la ville de Detroit.
"United never defeated as long as the fight strategic / Self reliance and sound is the tactic".
Tout cela inspire bien évidemment aux meilleurs sentiments et s'inscrit dans une démarche constructive, mais n'oublions pas l'essentiel pour autant : Invincible est une MC hors normes. Flow quasi-géométrique dans sa précision, diction impeccable, textes puissants, les premières écoutes de l'album sont à la fois jubilatoires et, oserait-on le dire, un tant soit peu indigestes sur la fin de l'album tant le rap se fait ici rapide et dense.
"Even when I wanna stop / Is it the release in the anger that makes me murder the tracks / Or the silent majority turning your backs / Is it the passion or the love or the drive or the fate / Is it the knowledge that our lives are at stake / Is it preparing for the moment when opportunity knocks / Even when I wanna stop"
Outrepassé ces premières écoutes et un (court) temps d'adaptation, difficile de ne pas s'engouffrer tête la première dans cet opus labyrinthique, aux nombreuses grilles de lecture et aux prises de risques relevées haut la main, entre les influences SF de 'Sledgehammer!', l'émouvante personnification de 'Spacious Skies', et la brillante tirade sur fond de sample des Cure sur 'No Easy Answers'. Regorgeant de références littéraires et politiques, chaque morceau est minutieusement construit et se lit comme un texte à part entière.
Les productions, confiées entre autres à Black Milk, Waajeed, LabTechs, House Shoes et Belief, proposent un éventail varié d'ambiances. Certes les instrus lorgnent peu vers l'expérimentation musicale, servant plutôt à créer une toile de fond entêtante qui, de fait, met bien en avant les performances incisives d'Invincible. Le rappeur Finale, au flow aussi idiosyncratique que méticuleux, livre également des prestations remarquées sur l'album. Il participe notamment à 'Locusts', dernière chanson et véritable apothéose de l'album, sidérant de justesse et de prouesse verbale.
'Locusts' sont en effet ces sauterelles réputées pour leur propension à se multiplier rapidement et à migrer, ravageant les cultures dont elles détruisent le rendement. La métaphore est habile pour désigner ici les promoteurs et politiciens qui, suite aux vagues successives de white flight, ont investi Detroit pour le
"réhabiliter".
"Predatory planning eminent domain / Mow down Motown for a parking lot next to the game / Empty sentiment of development for pennies to gain / Forget memory lane, this is history / It's like erasing Proof only remembering Eminem's name / Many stories, only one written in pen will remain"
Ode lancinant à Detroit,
"the city that raised me and failed me", "Shapeshifters" mérite donc amplement sa place sur la liste des albums marquants de 2008. Et si vous n'avez pas encore eu la chance de l'écouter cette année, il est toujours temps de prendre de bonnes résolutions pour 2009.
"First I got to make it through the entrance / By the time I hit the exit you'll all rewind"
Naïma Décembre 2008