Radius
Neighborhood Suicide

Le hip-hop vient de la rue. Le terme "musique urbaine" qui lui est aujourd'hui accolé est tout au plus galvaudé et ne sert plus qu'à désigner ce qui, au fond, est très mal connu par ceux qui l'emploient sans parcimonie aucune. Pourtant, le hip-hop respire plus que jamais la ville. Sa respiration incessante, ses convulsions, l'agitation humaine synthétisée en musique. Le patchwork des grandes métropoles où se côtoient cultures et traditions, le quotidien routinier rythmé par le trafic, le brouhaha des rames de métro remplies ras la gueule de travailleurs pressés, les avenues à perte de vue qui s'engouffrent dans une myriade de petites rues où le regard se perd.

Bien adossée à l'imposant Lac Michigan, Chicago est une métropole monstre. Troisième ville la plus importante des États-Unis, prés de 3 millions d'âmes recensées à ce jour. Une activité humaine débordante, un agrégat de communautés, une diversité d'origines digne des légendes gravitant autour de la mythique Babel. Grande terre d'immigration pour de nombreuses peuplades européennes, l'intégration qui en a résulté s'est faite non sans difficultés, au rythme du développement progressif de nombreux quartiers que l'on pourrait qualifier d'"ethniques" sans parvenir à définir efficacement ce en quoi ils pourraient consister; si ce n'est de rassembler les migrants d'une même origine géographique dans un espace délimité. Recréer la terre d'origine au travers de ces Little Italy, Little Saigon, Greek Town ou Ukrainian Village. Si les 77 quartiers dénombrés à Chi-City n'ont pas tous pour origine les racines ethniques, ils s'agitent tout autour de ce centre-ville imposant, le Loop, autrefois quartier malfamé mais aujourd'hui centre des affaires le plus important des Etats-Unis derrière l'indétrônable Manhattan.

Indéniablement, voyager à travers Chicago requiert l'aide d'un guide. Un baroudeur de ce gigantesque espace urbain qui aurait usé ses guêtres à travers la métropole encore et encore sans jamais avoir fini d'en faire le tour. "Neighborhood Suicide" est une invitation à un voyage au cœur du quotidien, à travers ces 600 kilomètres-carrés de démesure architecturale. La MPC sous le bras, Radius passe devant et invite le curieux à une balade dans cet espace inconnu.

Producteur chicagoan d'origine, Radius est un enfant du pays. Élevé au son de l'imposante culture "soul" entretenue par la ville depuis des décennies, Ramon Norwood a évidemment fait sien ce bagage culturel. C'est avec conviction que l'on ressent les pulsations du groove agiter très nettement les boucles soumises ici à l'appréciation de l'auditeur. Activiste musical depuis 2001, pister le producteur pour établir un semblant de discographie nous amène à considérer ce qui s'avère être sa premier sortie, un "7 Beats For 7 Days EP" (ça ne vous rappelle pas quelqu'un?) instrumental qui voit le jour en 2006. Hormis une apparition sur le second volume de la série "Chi-City Beats" aux côtés de noms importants la scène chicagoan (Kanye West, Common, Molemen, Cap D, No I.D. et beaucoup d'autres), très peu de concret du côté de Radius avant ce premier effort solo.

Onze pièces musicales exclusivement instrumentales une fois encore, "Neighborhood Suicide" s'avère être une carte aux codes éminemment mystérieux, où le voyage s'apparente davantage à une session spirituelle au sein d'un "univerSoul", pour reprendre les propos de son créateur, plutôt qu'à une visite touristique routinisée au possible. Ici, pas d'attraction symbolique, aucune image saisissante pour troubler la vision, les monuments ne sont plus ces amas de pierres qui s'élèvent jusqu'aux nuages.

Ce sont ces beats imposants, à l'image des six minutes de 'Uptown (Awaken)'. Un break au tempo mesuré dérangé dans son cheminent imperturbable par deux schémas de guitare répétés à l'infini couplés à un synthétiseur qui semble envahir la totalité de l'espace avant de se taire pour retrouver un espace d'expression un peu plus loin. C'est aussi l'étrange classicisme de ces morceaux qui, aux premières écoutes, semblent avoir déjà tourné mille fois dans notre esprit. '90/94 (Interlude)' entre autres. Un ensemble batterie/piano pour le meilleur et pour le pire. Près de trois minutes pour une boucle qui ne subit qu'une variation minimum, aucun emballement réel mais pourtant un potentiel addictif étonnant grâce à ce grain particulier laissé en liberté autour des instruments à cordes qui virevoltent dans un schéma préétabli. Enfin, la franche réussite de quelques pièces qui marquent l'auditeur. Comme l'urgence qui transpire de 'South Shore (Baahumbug!)' ou l'impression d'avoir mis les pieds bien malgré soi dans un endroit inamical duquel il apparaît urgent, pour ne pas dire vital, de parvenir à s'extraire rapidement. Ce contraste grave/aigu, la cascade de doigts sur des touches noires et blanches, une trompette criarde plus loin, au coin de la rue, à laquelle il paraît impossible d'échapper.

Sous ses airs de compilation de beats ne déviant que peu de l'album instrumental standard qui envahit les bacs depuis plusieurs années maintenant, "Neighborhood Suicide" s'avère en réalité d'une profondeur supérieur à la moyenne.

Parce que le travail de Radius est impeccable de justesse, reprenant à sa façon l'impressionnante richesse musicale du Chicago des années 80 à travers les images de Sugar Ray Dinki, OZ & The D.V.S. Crew, Cassius D jusqu'à celui d'aujourd'hui, agité par une scène hip-hop encore et toujours florissante. Parce qu'il n'hésite pas à dépasser nettement du cadre strict d'un genre musical pour aller chercher dans l'immense scène house, la grande rivale de Detroit la technoïde, pour proposer un (puis en fait deux) morceau(x) uptempo caché(s) pour clore 'South Chicago (The Journey)', boucler la boucle et revenir dans ce quartier où réside son âme comme il l'avoue lui-même. Parce qu'il fait comprendre à celui qui prendra le temps de se pencher sur cet album qu'il est encore possible aujourd'hui de proposer un son boom-bap de qualité sans plonger totalement dans la tentation expérimentale qui tient parfois plus de la poudre aux yeux qu'autre chose.

En dépit de tout ceci, ça n'est pourtant qu'un constat d'affirmer qu'il manque à Radius aujourd'hui une identité forte autour de ses créations sonores. Un grain, une manière de montrer et d'expliquer les choses qui n'appartiendrait à lui. Ce qui fait les grands, ceux qui inventent parfois mais recyclent beaucoup et donnent l'impression d'explorer de nouveaux horizons.

En réalité, "Neighborhood Suicide" laisserait sous-entendre une écoute routinière de lui-même. Comme peut l'être parfois la vie au sein d'une grande métropole comme Chicago (du moins peut-on l'imaginer sans jamais l'avoir vécu). Des trajets identiques les uns aux autres, épuisants de banalité et de lourdeur, répétés indéfiniment, ne souffrant que de peu de variations. La grandeur d'une ville laisse parfois entrevoir des possibilités multiples. Mais c'est un aspect trompeur.

Au final, ce sont souvent les mêmes lieux, les mêmes visages, les mêmes habitudes qui reviennent. Parce que le changement permanent ne se fond que difficilement dans l'agitation humaine quotidienne. Alors il faut parfois se bousculer un peu, ou bien tomber sur d'autres personnes qui nous ouvriront leur monde à eux. Cet espace où il suffit simplement de changer de point de vue pour découvrir un même endroit sous deux jours opposés. Quelqu'un comme Radius que l'on suit le long de son passé dans ces quartiers au sein desquels il a vécu, qu'il a exploré ou simplement traversé. Quelqu'un qui offre un voyage en musique à travers Chicago la monstrueuse, sa Chicago.

Newton
Juillet 2008

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Label: Secret Life Of Sound
Production: Radius
Année: Avril 2008

01. Humbold Park (3241982Intro)
02. Uptown (Awaken)
03. Logan Square (Rent's Due)
04. South Shore (Baahumbung!)
05. Bucktown (Fuck Work)
06. L.S.D. (Interlude)
07. Englewood (Necessary Growth)
08. Hyde Park (Interlude)
09. Roger's Park (North Pole Bakery)
10. 90/94 (Interlude)
11. South Chicago (The Journey)

Best Cuts: 'South Chicago (The Journey)', 'Uptown (Awaken)', 'South Shore (Baahumbug!)'

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