Thaione Davis
Burgundy [The Antebellum Collection]

Thaione Davis n'a jamais été du genre à tirer la couverture ou à faire du bruit pour faire parler de lui. Plutôt taiseux, difficile à suivre, bien moins volubile et productif que son compère Infinito 2017, il n'en reste pas moins l'un des artistes chicagoans les plus fascinants de ces dernières années, pour peu que l'on veuille aller fouiller un peu plus loin encore derrière les galaxies Galapagos4 ou All Natural. A l'heure où son ancien acolyte des Nacrobats a déjà des dizaines d'albums à son actif, l'ami Thaione a tout juste 4 disques solo (dont deux projets instrumentaux) et deux aventures en duo au compteur en un peu plus de 6 ans de "carrière" solo. Et si certains journalistes au nez creux avaient encensé comme il se doit son "Situation Renaissance" quelques années en arrière, la distribution calamiteuse des sorties Birthwrite Records s'était chargée de rendre indisponible ledit album aux auditeurs résidant en dehors des contours de la Windy City. Du coup, après la sortie en catimini du projet Elephant Beach l'an passé, c'est à nouveau sans tambour ni trompette et dans un anonymat assez rageant que la dernière livraison de Thaione a vu le jour sur le petit label qui l'accueille depuis bientôt deux ans, Jericho Lounge Music…

"I have fallen from grace. I have no peace of the mind. My wounds are deep… My soul is burgundy". 4 ans après la première parution du plaisant "April January", Thaione se lance une fois de plus dans la réalisation d'un projet instrumental chargé de sens avec ce "Burgundy". Une façon de réaffirmer que les mots sont parfois de trop et qu'alors, il vaut mieux se taire et laisser parler la musique. Mais en lieu et place des paysages nord-américains des années 50 dont "April January" se voulait la bande sonore, Thaione se teinte d'une coloration à nouveau historique mais bien plus lourde en signification… "My people are systematically destroyed daily. I comprehend my history".

"Burgundy" se propose en effet de nous replonger quelque part au milieu de cette Amérique du 19ème siècle, antebellum (comme l'indique le sous-titre de l'album), avant la guerre de Sécession. A cette époque, souvent enjolivée par la mythologie américaine officielle ("Autant en emporte le vent" en tête), où l'esclavage était encore fleurissant et où nombre d'afro-américains étaient encore vendus comme marchandise par leurs propriétaires en cas de difficultés financières. L'époque des humiliations et des outrages consécutifs au cas Dred Scott ('1857') ; l'époque où les blues people (comme les appelait LeRoi Jones) cherchant à trouver leur place dans un Nouveau Monde hostile, gardaient encore le souvenir vivace des contrées africaines auxquelles ils avaient été arrachés…

Pour mieux refléter l'état d'esprit du peuple noir de cette époque, Thaione Davis met sur pied une bande son farouchement organique, souvent exotique et décidemment envoûtante, en mettant l'accent sur le mélange des sonorités : motifs de contrebasse profonds, atmosphères brumeuses, tension sourde, pianos soyeux, notes de guitare météoritiques, cuivres inspirés, complaintes africaines surgissant à l'improviste puis se perdant dans les limbes (comme autant de bouteilles jetées à la mer), éléments de jazz discret et, par dessus tout, des rythmiques vivantes et finement ouvragées. Jugez un peu en mettant 'Anywhere' sur la platine! Guiro, tambourin, triangle, cloche ou encore carillon viennent s'y loger discrètement derrière une contrebasse envoûtante, quelques notes de shiamisen exotiques et une voix féminine fantomatique qui contribue à épaissir le voile mystérieux qui nimbe cette composition à l'infusion lente mais aux effluves séduisantes. Ailleurs, ce sont des claves, des bongos et des jeux de percussions mouvants, polyrythmiques, qui viennent nous titiller l'oreille…

Mais loin de tomber dans la démonstration gratuite, ce foisonnement de sonorités émoustillantes privilégie toujours la musicalité et l'émotion à la surenchère de couches sonores. Avec ces ingrédients, Thaione recrée en effet des atmosphères oniriques et livre une partition pleine de nuances, le plus souvent remarquable, faite majoritairement de plages instrumentales méditatives qui ne dépassent qu'occasionnellement les midtempos mais qui ne se révèlent pourtant jamais soporifiques. Avec l'harmonica déstructuré de 'Othersideofthetracks' ou avec un 'Caravan' en forme de relecture orientalisante de la trompette aérienne du classique intemporel de Duke Ellington, Thaione ensorcelle. Autre part, remontant le fil du temps, il nous invite à visiter l'Afrique de ses ancêtres pour mieux lui opposer l'image de cette Afrique de carte postale idéalisée par Marcus Garvey au début du siècle dernier. Au détour des morceaux, il se fait le chantre muet d'une renaissance africaine. "It comes from the Motherland". Et lorsque l'envie lui prend de se risquer à accélérer la cadence, il s'en sort avec les honneurs (comme en attestent le détour jamaïcain 'Nyahbinghi' ou la rhumba chaloupée 'Aqua'). Si bien que les fautes de goût sont, au final, extrêmement rares (tout juste pourra-t-on pester contre la monotonie de 'Descendants' ou contre le double time un peu hors-sujet de 'The Great Divide')…

Utilisant intelligemment les titres de ses morceaux pour éveiller la curiosité de ses auditeurs et les amener à chercher les significations de 'Weheme Mesu' ou 'Ukatili', Thaione livre un opus empreint de spiritualité. Un opus qui parvient à mettre en regard l'Histoire et les tendances autodestructrices actuelles de la communauté noire sans avoir à se lancer dans de longs discours. Ce qui n'est pas la moindre de ses réussites, à une époque où la musique se retrouve le plus souvent reléguée au second plan… Quelques raps (plutôt bienvenus) distillés par ses proches (l'intéressé préférant visiblement rester aux manettes ces derniers temps) viennent cependant illustrer le propos de manière plus directe, comme pour aider à faire le lien avec le présent. Mais les mots qui marquent le plus l'esprit sont bien ceux d'Alex Haley. Sur deux titres, l'auteur de "Racines" (vainqueur du prix Pulitzer) vient en effet nous conter sans fard le déracinement, les enlèvements, les marches forcées à travers la jungle (mises en musique de belle façon sur le fiévreux 'Zaire's Torment'). Ce faisant, il nous entraîne à la source de ces siècles d'esclavage qui hantent chaque seconde de "Burgundy"… Au rayon des contributions vocales, mais dans un registre plus léger, on ne pourra s'empêcher de distinguer ici l'astucieux Fat Nice qui fait mouche avec un texte malin sur les préjugés et les jeux d'apparence, le temps d'un 'The Lady In The Chorus' entre rêve et réalité, magnifié par le vibraphone aérien de Milt Jackson.

Au bout du compte, Thaione s'impose à nouveau comme un producteur à part dans la scène underground actuelle, un vrai compositeur qui a l'intelligence de se remettre constamment en cause et dont le talent n'a de cesse de se couvrir de nouvelles facettes, plus intéressantes les unes que les autres. Espérons qu'il trouvera bientôt une reconnaissance à la hauteur de ses progrès constants… Quoiqu'il en soit, et même s'il reste cantonné aux voies secondaires, Thaione livre avec ce projet très personnel et hors des modes, à la croisée des chemins entre l'artistique et le didactique, un bien bel album.

Cobalt
Septembre 2007
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Label: Jericho Lounge Music
Production: Thaione Davis
Année: Mai 2007

01. Clouds Of Eminence
02. Anywhere
03. Othersideofthetracks
04. The Great Divide (feat. Ang 13, Finale & Rev. Jesse Jackson)
05. 3 AM Flogging
06. 1857 [The Weeping Time]
07. Nyahbinghi
08. Ukatili (feat. Alex Haley)
09. Lady In The Chorus (feat. Fat Nice of 84)
10. Expressly For
11. Caravan [Revisited]
12. Zaire's Torment
13. Descendants (feat. J'rod Indigo)
14. Marcellous Lovelace
15. Aqua (feat. Kokayi)
16. Home
17. Weheme Mesu [Rebirth]
18. Departure From Butler Is
19. Lost Cargo [Bonus Track]

Best Cuts: 'Anywhere', 'The Lady In The Chorus', 'Othersideofthetracks'

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