Melbourne, Australie… Pas franchement le genre d'endroit auquel on pense en premier quand vient le temps de citer les places fortes du rap d'aujourd'hui. Pourtant, et tous les adeptes du catalogue Mush le savent, la ville abrite bel et bien un groupe multiculturel qui mérite à lui seul qu'on mette une petite croix sur son planisphère pour ne pas occulter totalement ce grand bout de terre bordé par le Pacifique et l'océan Indien : Curse Ov Dialect. C'est vrai qu'il y avait de bonnes idées sur leur "Lost In The Real Sky". Tout ça manquait clairement d'une direction, d'un vrai liant et d'une constance permettant au disque de ne pas sombrer dans le chaos, mais il y avait là comme une promesse pour le futur, un potentiel à réaliser. 3 ans plus tard, en 2006, voilà l'air de rien plus de dix ans que cette tribu de l'autre bout du monde promène son chapiteau à travers les pays et nous propose son spectacle joyeusement iconoclaste et sérieusement bordélique. Il fallait bien que ça finisse par payer.
"Turn off all the televisions you've ever experienced and make an association which is borderline delirious". Débordant d'énergie et d'idées neuves, "Wooden Tongues" contient tous les éléments qui faisaient déjà sortir ses prédécesseurs du lot. Mais si COD continue d'empiéter sur la ligne blanche et de repousser les limites géographiques de leurs sources de samples, la formule est cette fois bien plus maîtrisée que par le passé. Le déclic attendu semble s'être enfin produit. Décrire le voyage musical proposé par Vulk et ses amis relève quasiment de la mission impossible tant le patchwork assemblé fourmille de trouvailles, de fulgurances et de sons inédits. Mettant tous la main à la patte, les cinq acolytes composent des morceaux hybrides qui ne ressemblent à rien de connu (si ce n'est à des montagnes russes).
Prenons l'introductif 'Renegades' par exemple. Une fanfare de cuivres entêtante, une rythmique tellurique, une flûte turkmène qui tourbillonne constamment : le tapis semble se dérober sans cesse sous nos pieds et la chevauchée est trépidante. Au détour de breaks de batterie soudains, ce sont ainsi des vocalises chinoises, une ligne de basse chaloupée ou un piano de saloon du Far West qui viennent se mettre en travers de la route sans crier gare. Cet impressionnant jeu de miroirs où une nuée d'éléments disparates se frôlent sans jamais s'annihiler résonne comme une ode exubérante à l'ouverture culturelle.
Et c'est bien de ça qu'il est question ici : le croisement des civilisations, le mélange des genres, la rencontre des langues (le japonais Kaigen vient poser un couplet tandis que Vulk pose quelques vers en macédonien)… Toutes proportions gardées, il y a un petit quelque chose de "Three Feet High and Risng" (et de Prince Paul) dans ces collages de sons foutraques, insouciants, totalement libres et décomplexés.
"This is just a test, a test to make you feel". On trouve de tout dans ce grand bazar organisé : des samples orientaux, des instruments d'Europe de l'Est, des bruitages de dessins animés, les cuts précis de Paso Bionic, de la musique grecque, des chants d'oiseaux, du blues, une boite à musique, des chants irlandais, Yann Tiersen… De tout. Et c'est bien. Car tout s'imbrique avec un naturel confondant pour donner un décor qui reflète parfaitement les origines éclatées de ses auteurs.
L'autre force de COD, hormis cette science de la production venue d'une autre planète (ou plus exactement d'un autre continent), c'est la complémentarité évidente (plus que jamais) de son quatuor de voix. Entre le rap fluide d'Atarungi, les allitérations surprenantes de Raceless, le spoken-word décontracté d'August The 2nd et le flow totalement déjanté de l'ovni Vulk Makedonski, l'alliance de styles est haute en couleurs. Si l'on ajoute quelques accents dépaysants et une écriture lettrée, autant dire que l'on s'ennuie rarement à l'écoute des passes d'armes des Aussies. Quand ils ne rappent pas, les camarades nous gratifient même d'un blues étrange où tout le monde endosse son plus beau costume de crooner ('Saturday Night') ou d'un 'Sticks and Stones' irrésistiblement pop.
Pour ce qui est de décrire le versant textuel de la ballade tumultueuse qu'est l'écoute de "Wooden Tongues", si l'on considère le cas particulier de Vulk Makedonski, ses textes imagés, limite dadaïstes, pleins de vignettes évocatrices et d'associations d'idées saugrenues, semblent taillées sur mesure pour l'occasion. Pour autant, n'allez pas croire que Curse Ov Dialect donne dans les acrobaties vocales stériles. Partout, le groupe revendique ses idées et ses origines multiples, sans oublier quelques pointes d'humour. Sur une déferlante de cuivres à la Kusturica, Vulk livre même une fresque épique de 6 minutes sur le destin tourmenté de sa Macédoine natale, prise en étau entre la Grèce et la Serbie, ballottée au gré des intérêts stratégiques européens depuis deux siècles. Et ça marche! Tout comme les réflexions subtiles sur le racisme quotidien, sur l'amour, le poids des traditions et des superstitions et les problèmes de communication d'un pays qui a du mal à regarder ses démons en face, qui occupent le gros de l'album.
Sur le sommet un peu fou de ce nouvel opus 'Word Up Forever', les cinq compères dissertent ainsi des conditions nécessaires (mais pas suffisantes) à ce bonheur qui leur échappe le plus souvent, malgré tout leur entrain. Une basse à la limite de la saturation, des fragments de scratches non identifiés, un hautbois, des chants partisans, de l'opéra, des violons intrigants et puis partout, ce chant dénaturé, filtré, transformé en motif vocal obsédant… Ce melting-pot passionnant, follement chargé, mais pourtant étonnamment cohérent est l'apothéose des expérimentations musicales du quintet. Grandiose.
"Happiness is when I feel I have no plans". C'est un fait : il y a à boire et à manger à cette table gargantuesque où l'on se régale le plus souvent, au risque de frôler parfois l'indigestion. Quelques plats passent logiquement moins bien que d'autres. Mais si le repas est copieux, les mets sont exotiques, toujours épicés, plutôt raffinés et sacrément bien cuisinés. Alors que toute une frange de la scène indé croit réinventer l'eau tiède en misant sur des sons électro dissonants qui se veulent différents, Curse Ov Dialect tranche par la simplicité et l'honnêteté de sa démarche, ainsi que par le résultat hautement original qui en découle. Fruit de ce travail de métissage analogique accéléré, "Wooden Tongues" s'impose comme une magnifique lucarne sur le monde. Une échappée belle, rythmée et audacieuse vers de nouveaux horizons et vers un rap intelligemment renouvelé. Le meilleur disque Mush de 2006 vient d'Australie, tenez-vous le pour dit ! "Avant-garde music with a Big Daddy Kane smile".
Cobalt Décembre 2006