Avouons-le d'emblée: on aura mis du temps avant de se pencher réellement sur le premier album de Phlegm. Pourtant "one night stands with out of tune instruments in a room with blue wallpaper" méritait plus d'égard. Mais voilà. Peut-être était-ce son titre à rallonge, peut-être était-ce l'anonymat de ses auteurs, peut-être était-ce encore son étrange artwork ou peut-être était-ce plus prosaïquement sa distribution très limitée... En tout cas, il nous aura fallu 2 ans pour réellement nous pencher sur le travail de Brad Hamers et Slomoshun. Mais il aura suffi de quelques écoutes pour entrevoir le potentiel du duo. On s'était donc juré d'être au rendez-vous pour la prochaine livraison de ce duo new-yorkais pas comme les autres. Comme prévu, cette livraison prend la forme d'un album solo de Brad au titre intrigant, sorti en début d'année dans la plus grande discrétion: "The Cut-Ups of a Paper Woman".
Là où Slomoshun produisait l'intégralité de l'album de Phlegm, Brad s'est occupé quasiment tout seul des productions de son premier jet solo. Et à vrai dire il se révèle particulièrement doué dans cet exercice, bien plus que son partenaire de Phlegm même. Minimalistes, intimistes mais jamais ennuyeuses, ses compositions savent occuper l'espace tout en laissant suffisamment de place aux silences. La formule est toujours la même, à peu de choses près. Pourtant, à chaque fois l'émotion naît et jamais la monotonie ne pointe le bout de son nez. Une guitare mélancolique, un clavier économe, une trompette crépusculaire, le craquement récurrent d'un vinyle vieillissant et toujours cette batterie vivante mais lancinante dont la tonalité n'a de cesse de changer. Les rythmiques battent souvent au ralenti, comme un cœur en hiver pris par le froid ou comme le ressac des vagues venant s'échouer irrémédiablement sur les récifs. Dès lors, et comme les amis proches (dont Nobs, auteur en 2004 du très réussi "Workin") qui lui donnent quelques coups de main à la production ont bien compris l'état d'esprit du maître de maison, les treize plages de "The Cut-Ups of a Paper Woman" sont comme autant de pièces froides de cette bâtisse vide et abandonnée dans laquelle semble errer Brad, la gorge serrée et la tête plein de souvenirs.
"The jam session in my chest lost the drummer and all its sense of harmony […] I feel empty, a house without furniture".
Tout au long de son album, Brad dévoile un univers poétique et très personnel, un monde intérieur tout en nuances et en fragilité. Avec beaucoup de subtilité et d'habileté, il explose toutes les traces de linéarité qui pouvaient persister dans les récits de "one night stands with out of tune instruments…" et joue avec les mots et les expressions pour peindre des tableaux étranges en forme de patchworks de la vie. Comme des fragments de pensées, ou plutôt comme des collages de vignettes et de saynètes bouleversantes, pleines d'images surréalistes, de double sens et de métaphores qui ne révèlent jamais totalement leur signification.
"Cigarettes are clouds raining upwards / He cries everynight just to wash the dirt from the cracks". Pas d'extravagance flowistique ici. La voix n'est jamais forcée, toujours naturelle, toujours claire, parfois murmurée. L'important est ailleurs; dans une émotion à fleur de peau et dans une certaine urgence de dire, de raconter mais aussi d'exorciser les démons du passé et du présent.
"Broken memories in some fucked-up repair shop". Il y a ces obsessions qui se retrouvent un peu partout, comme des repères jalonnant le parcours de Brad: les bouts de papiers, les fleurs, les cercles, le métal, les murs décrépis, les amours déçues, la difficulté de tourner la page, les fuites d'eau… et la mort. La mort inéluctable et omniprésente à travers le souvenir de cette femme disparue qui hante chaque rime et chaque pensée. Brad sait retranscrire comme personne le quotidien morne des oubliés à la dérive, des cœurs brisés, de ceux qui traversent leur vie en spectateurs désintéressés et rêvent en silence d'autres horizons.
"Living on fragments, slices of happiness, used and recycled notions". Il connaît aussi la solitude de ceux qui abhorrent la médiocrité et la vacuité des relations modernes où les apparences et les sentiments feints ont pris le pas sur les émotions brutes.
"We both wear the same smile until it gets too uncomfortable in public / Photocopied emotions pasted to blank expressions". Du coup, au fur et à mesure que les titres défilent, il devient évident que Brad a franchi un cap. Transcendant la formule présentée sur le premier Phlegm, il parvient à en gommer les défauts (notamment en termes de production) pour en retirer l'essentiel et construire un album profondément juste.
"Your life's plastic and recyclable / Mine's already melted on the sidewalk". Si le ciel du New-York dépeint par Brad Hamers est constamment gris et que Brad semble parfois avoir oublié la couleur du bonheur, l'hiver permanent qui entoure les textes de "The Cut-Ups of a Paper Woman" a quelque chose de magnifique et de magnétique. Depuis le Adeem de "Seconds Away", aucun artiste ne nous avait autant touché. Il y a des albums qui sonnent comme des révélations, des albums remplis d'émotion qui créent un lien presque charnel entre l'artiste et ses auditeurs, des albums qui s'imposent en quelques écoutes comme des passages incontournables. "The Cut-Ups of a Paper Woman" est de ceux-là.
Cobalt Décembre 2005
Note : Disponible directement auprès de Brad Hamers sur: http://www.3sc.org/cut-ups.htm.