Ellay Khule a.k.a. Rifleman est certainement l'un des tous meilleurs rappeurs du monde. Ceux qui traînent depuis des années du coté du célèbre shop Amoeba et les nerds de la première heure le savent depuis longtemps. Les autres n'ont pour la plupart jamais entendu parler de ce MC, membre du collectif Hip Hop Kclan et affilié à Afterlife. Dommage. Le pire dans tout ça c'est qu'il y a de grandes chances pour que cela ne change pas. Car Rifleman est de la race de ceux qui gravent eux même leurs albums et découpent les pochettes à la main. Alors même que la scène rap Westcoast underground tend enfin à récolter ce qu'elle a semé, bénéficie d'une exposition à peu près décente et arrive même à se faire distribuer vers chez nous, la nébuleuse Afterlife/HipHopKclan apparaît comme l'un des derniers bastions d'un hip hop californien du goufre qui peine à franchir les frontières de l'Etat gouverné par Arnold Schwarzenneger. Et pourtant, de Riddlore à Cypha7, en passant par l'incroyabe Nga Fsh et, donc, le très productif Ellay Khule, les artistes de cette frange là ne manquent pas de talent.
Pour résumer vulgairement, nous dirons que ce collectif à la formation plus ou moins figée et au dessus duquel culmine l'entité CVE propose une version souterraine du rap californien façon DPG, et cultive un univers relativement différent de celui des autres formations issues du Project Blowed. En tant qu'artiste solo, Rifleman s'est déjà illustré sur plusieurs long-formats solos dont "Riflemania" (1998), la série "KClassixx" (trois albums sortis entre 1997 et 2002) et le récent "Jeckyle & Hyde Theory". Il est également au crédit de quelques disques fondateurs du Project Blowed à savoir la compilation du même nom sortie sur Massmen en 2000, le fabuleux "Beneath The Surface" d'Omid, et les remarquables "Welcome To The Afterlife" et "Declaration Of An Independent". Un CV chargé auquel on peut ajouter une prestation plus que remarquée sur 'Heavyweights Round 4' et un 7" qui fit du bruit en son temps, 'Faces Of Def' b/w 'Skillenium' (issu du susmentionné "Jeckyle & Hyde Theory")
Bref, Rifleman a beau avoir été au crédit d'un bon nombre de classiques Westcoast et enfanté plusieurs albums solos, son nom n'est pas sur toutes les lèvres quand il est question de faire le point sur les artistes marquants du cru. Et pourtant, il n'y a pas grand chose à reprocher à LA Khule. Il n'est même pas loin d'avoir tout pour plaire. Techniquement, il semble issu de la même portée que les Twista, Techn9ne et autres Nga Fsh. Autrement dit, il sait rapper très vite, déclamer des punchlines interminables tous double-times dehors, varier les intonations comme son copain Busdriver etc etc... Son personnage est tout aussi intéréssant. Touché par le virus, courant chez les MC's, de la schizophrénite aigue, il nous gratifie régulièrement de confrontations Ellay Khule/Rifleman qui peuvent largement le faire rivaliser avec les ténors du genre, MF Doom et Kool Keith.
Là où le bât blesse c'est que, à de rares exceptions près (quelques moments de "Riflemania", ses apparitions sur les classiques précités et les compositions du duo Cypha7 qui ornent les albums Afterlife), le flow tentaculaire de Rifleman trouve rarement production à même de le mettre en valeur. Il faut dire que le Hip Hop Kclan est dépositaire d'un son extraordinairement cheap, or - comme beaucoup de fast rhymers, cf. Twista - on aimerait entendre le bonhomme rapper sur des productions plus soignées, qui enroberaient ses double times et ses "stop and go" assassins.
Et c'est là qu'intervient ce "Target Practice" dont il est ici question. N'allez pas jusqu'à croire, qu'enfin, Rifleman a trouvé chaussure à son flow et que sur chaque plage de ce nouvel album s'opère une alchimie parfaite entre beat et rap. Mais on y est presque. A l'écoute du sommet 'Fading Rythmz' (partagé avec un 2Mex des très grands jours) on se dit que Khule tient enfin son 'Adrenaline Rush' à lui. Sur ce track presque club, le sociétaire d'Afterlife se régale à jouer du flow comme rarement, changeant constamment de rythme et de ton. Sur le bien nommé 'Mastered Flowz', il est tout aussi à son aise, et se risque même à l'exercice périlleux du refrain (presque) chanté. L'instrumental n'a ici rien de révolutionnaire, mais cette courte boucle et la chinoiserie qui l'orne suffisent à faire un hit à l'efficacité probante et un terrain propice à une démonstration de flow. On n'en demande pas plus. En s'adaptant au beat cadencé du g-funk de 'Summatime' (un refrain de Butch Cassidy et on s'y croirait), Rifleman se présente moins véloce que d'habitude mais toujours aussi à l'aise. Et c'est une constante sur ce court et dense album de 10 plages. Le flow de Khule ne lasse jamais car il est bien plus que seulement et vulgairement rapide, et quand il est soutenu par des productions de qualité, on en vient à se demander pourquoi on ne parle pas plus de ce MC. Peu de rappeurs sont capables de bluffer l'auditeur, même aguerri, à chaque couplet? Rifleman est de ceux-là. Et pourtant, même s'il sonne largement plus "professionnel" que ses prédéceseurs, "Target Practice", n'en est pas moins un disque confidentiel, distribué au compte-gouttes et packagé comme un vulgaire street-cd. Quand on pense que la légende dit que Rifleman a ridiculisé Eminem, Wordsworth et TH3 lors d'une de ses nombreuses battles, on a envie de crier au scandale.
Toujours est-il que ce nouveau solo du monsieur est rempli de bonnes choses, et qu'il augure du meilleur pour la suite (et la suite c'est un nouvel album en chantier, produit par Omid et Nobody et édité par Project Blowed Recordings...) tout comme le dernier projet en date de la tribu CVE ("Villainism") qui est aussi indispensable qu'introuvable. Il serait bon de s'intéresser à cette frange là du rap californien, car il y a peu de chances qu'il vienne vers vous. Il serait bon.
Kreme Février 2005