L'éternel oublié. Sach, c'est le nom écrit en petit en bas lorsqu'on évoque les pierres angulaires de la west coast underground. On pense immédiatement à Freestyle Fellowship, Hieroglyphics, Pharcyde et aux disciples de Project Blowed mais rarement à The Nonce… Et pourtant... Trop vite catalogué par une presse peu regardante comme la version west coast d'A Tribe Called Quest, du fait de l'ambiance jazzy se dégageant de leurs projets mais, par-dessus tout, à cause du timbre de voix si particulier du regretté Yusef Afloat, The Nonce n'a rencontré son public qu'avec un peu de retard… Pourtant, il y avait beaucoup à dire sur ce "World Ultimate" qui s'impose avec le recul comme un album magique, l'un des incontournables d'une année 1995 pourtant chargée en classiques. Mais les lois du hip-hop sont impénétrables et la malédiction qui touche Sach est tenace. La publication anonyme de "The Sight of Things", la mort tragique de Yusef, la sortie confidentielle des 2 premiers solos de Sach (les recommandables "Seven Days To Engineer" et "Suckas Hate Me") et l'aventure avortée de Global Phlowtations: le sort s'acharne impitoyablement sur Sach. 2 ans après "Suckas Hate Me", Sach semble bien décidé à rompre le sort qui le condamne à rester dans l'ombre depuis le début de sa carrière. Pour mettre tous les atouts de son côté, il a ainsi confié les rênes de son nouvel opus à une vieille connaissance qui est aussi, accessoirement et assurément, le meilleur producteur californien actuel. C'est en effet Omid, le magicien de "Beneath The Surface" qui produit l'intégralité de ce "5th Ave". Malgré tout, le public semble avoir la mémoire courte et les premiers éléments semblent indiquer que "5th Ave" débarque une fois de plus dans les bacs dans une indifférence quasi-générale. Tachons d'y remédier.
Derrière sa belle pochette énigmatique, "5th Ave" recèle bien des trésors. Sach d'abord. Sach, c'est ce b-boy barbu et philosophe qui fait l'apologie de sa maîtrise microphonique le temps d'un couplet puis chante les louanges de la réflexion et déplore cette civilisation où personne ne prend plus le temps d'apprécier les belles choses (
"I wanna take walks, marinate with my thoughts"). C'est ce californien nonchalant qui laisse son esprit vagabonder là où il l'entend, nous faisant part de sa passion inextinguible pour le hip-hop, de son goût pour l'écriture, des traits de caractère qui le définissent le mieux, de l'absurdité de la vie, de cette nature qu'il aime tant, des cycles de la vie…
"In my life, I make records to celebrate, educate, bump your speakers / Skate & scuff your new sneakers". Pleins de hip-hop quotables mais toujours cohérents, les textes de Sach sont à son image. Animées par un authentique amour pour le rap mais aussi pétries d'une poésie rare, les rimes de "5th Ave" font figure d'ovnis dans le paysage actuel. A bien y regarder, les thèmes ne sont pas particulièrement originaux mais Sach sait restituer avec une égale maîtrise ses opinions, ses émotions, ses coups de gueule… Et puis, il y a cette façon de dire les choses; l'apaisement d'un emcee qui a assez de bouteille pour savoir que les idées passent souvent mieux lorsqu'elles sont dites calmement que lorsqu'elles sont braillées avec rage et furie.
"Most of today's hard rocks bite my style like soft pastry / I live by a different code of b-boy ageing / Gone are the days when a verse would amaze me". Sûr de lui, jamais pris en défaut, Sach rappe avec la classe, l'assurance et le naturel confondant de ceux qui en ont vu, de ceux qui ont arpenté des centaines de scènes et savent instinctivement comment poser leurs rimes. Pas besoin d'en faire des tonnes. Quand Sach nous conte de sa voix smooth les mésaventures d'un dealer de bas étage aveuglé par ses rêves de grandeur ('Knowledge Over Money') ou qu'il dispense quelques leçons de vie, on reste scotché aux haut-parleurs. Il suffit de l'écouter parler de sa fascination pour les saisons ou de s'attarder un peu sur sa prestation spoken word sur la contrebasse nue de la parabole naturaliste 'Sach Mother Goose' pour savoir que l'ancien de The Nonce a trouvé sa voie. Et ses mots. Ces mots qu'il choisit avec attention, avec amour même:
"I wish the words were incorruptible monuments of time, untouchable but comparable".
Pour mettre en valeur son phrasé coulé et ces mots qui lui tiennent tant à cœur, Sach aurait difficilement pu trouver plus adaptées que les compositions toutes en finesse d'Omid. Renouant avec les sonorités caressantes et le sens de la mélodie de "Beneath The Surface", jamais inutilement démonstratif ou pompier, Omid effectue une prestation à la hauteur de sa réputation. On sait déjà que certains reprocheront ici à Omid de revenir un peu sur ses pas, de souvent rester sur ses acquis, de ne pas avoir toujours fait des sons aussi alambiqués que sur "Monolith"… Mais qui pourra honnêtement lui en vouloir tant les sonorités jazzy mises en avant ici mettent idéalement en valeur le style vocal de Sach? Là où "Suckas Hate Me" souffrait par endroits de beats ternes, sans grande saveur, "5th Ave" ne connaît aucun raté et sonne comme un rêve éveillé. Un vrai bonheur. Derrière le minimalisme de façade, on notera tout particulièrement que l'auteur de "Monolith" réalise en souterrain un gros travail sur ses rythmiques. Dénichant des percussions peu communes, O.D. explore délicatement leurs possibilités: tambours amples, cavalcade de cuillères, claves expertes, grosse caisse chaloupée sur le superbe 'Cantos'… Tour à tour mécaniques ou caressants, les rythmes viennent se glisser sous des samples triés sur le volet: contrebasses discrètes, pianos économes, guitares jazzy irrésistibles, claviers subtils ou encore flûtes aériennes. Omid se permet même quelques excentricités, à l'image du mystérieux 'Go Just To Stop', de la course contre la montre 'To' ou du saccadé 'The Voice of Hip-Hop'. Dans son élément, il brille, comme toujours. Des violons guillerets, une basse épaisse, quelques scratches bien dosés de DJ Drez et 'L.A. N.Y. Jump' devient en un tour de main le nouvel hymne ensoleillé d'un Sach penseur:
"I don't have a lot of money / Never mattered before / I'm ballin' where others ain't ballin' / I'm rich where they are poor".
Et Sach a bien raison de ne pas s'en faire. Car, dix ans après 'Mixtapes', il nous offre un nouveau petit bijou. Un album fluide, resplendissant et charmeur qui semble couler de source. En s'associant à Omid, il nous livre avec "5th Ave" l'album qu'on espérait. Dans la droite lignée de "World Ultimate", "5th Ave" est de ces albums taillés dans la soie mais conçus pour durer qui n'arrivent pas à quitter les alentours de votre platine. Sach n'a pas tort lorsqu'il lâche:
"I raise the level of the upper echelon"… L'air de rien, sans se forcer, il signe en effet l'un des tous meilleurs albums californiens de l'année. Au moment où Omid et Sach envisagent sérieusement de sortir de leurs coffres une volée d'inédits de The Nonce et de donner une seconde vie au méconnu "7 Days To Engineer" de Sach, l'acquisition de "5th Ave" semble un bon début. Après tout, Sach le mérite bien.
Cobalt Octobre 2004