Hieroglyphics
Full Circle

A l'heure où la west coast underground explose au grand jour et que, des Shape Shifters aux Living Legends en passant par toute la mouvance Project Blowed, de nombreux collectifs récoltent des louanges mérités, le rôle pionnier et historique des Hieroglyphics apparaît plus que jamais fondamental... et pourtant sous-estimé. Quand la majorité de leurs confrères de la Bay Area se complaisait dans un gangsta rap vide de sens et d'innovation, les représentants du logo au troisième œil enchaînaient les classiques comme autant de leçons qui continuent encore d'inspirer des générations de nouveaux artistes. Au cours de la décennie passée, les Souls of Mischief avec "'93 'Til Infinity", Casual avec "Fear Itself", Extra Prolific avec "Like It Should Be" et Del avec chacun de ses opus ont tous gravé leurs noms dans la roche pour les années à venir. A l'instar de Pharcyde et Freestyle Fellowship (sinon plus), la fraîcheur de leurs flows élastiques, la diversité de leurs personnalités, la spontanéité imparable des productions qu'ils affectionnaient et le bouillonnement d'idées gravé sur sillon auront suscité des centaines de vocations. Précurseurs d'un mouvement qui s'est désormais généralisé, les Hieroglyphics ont, dans la seconde moitié des années 90, rapidement créé leur propre label Hiero Imperium et vendu leur produits sur internet, prenant la voie de l'indépendance totale pour ne plus jamais avoir à satisfaire qu'eux-mêmes et ne plus avoir affaire à des directeurs artistiques peu scrupuleux et plus regardants sur les chiffres de vente que sur la qualité. Aboutissement de ce travail d'émancipation: leur réunion au grand complet (moins Extra Prolific) en 1998 pour "Third Eye Vision" avait logiquement donné lieu à un opus mémorable, réunissant tout ce qu'il y avait de meilleur dans le collectif…

Depuis cette date, certes, le crew est tombé dans quelques ornières sur son glorieux chemin. De récents albums peu reluisants pour les S.O.M. et surtout Casual, un long silence radio de Del depuis quelques mois et un "One Big Trip" très décevant ont quelque peu diminué le rayonnement du crew, en ternissant parfois sa réputation d'infaillibilité. Heureusement, son unité intacte, les récentes rééditions d'une partie des archives du crew, la ressortie du sublime "Future Development" de Del mais aussi la montée en puissance de Pep Love (symbolisée par son très réussi "Ascension") nous laissaient espérer que la réunion serait belle et que "Full Circle" serait le digne successeur de "Third Eye Vision".

Pourtant, après un début d'album encourageant, les illusions s'envolent… et les défauts de la production se font criants. Si A-Plus tire assez bien son épingle du jeu en gardant sa ligne de conduite, les autres intervenants empruntent des voies sonores qui semblent être des impasses. Plus saccadé, plus synthétique mais aussi plus clinique, policé, propre, facile et distant, le nouveau son arboré par ces producteurs maison (en particulier Opio) enlève clairement du charme au collectif. En voulant se montrer actuel et en suivant la tendance digitale générale, le crew oublie de tracer la route future comme il l'a toujours fait par le passé et n'évite pas l'écueil de la médiocrité. Visant ici l'efficacité plutôt que la subtilité, la simplicité plutôt qu'un réel parti pris artistique, la production est souvent ampoulée et inconsistante. Sans parler des participations affligeantes mais restreintes d'un Casual à la dérive ou du nouveau venu Space Boy Boogie. A côté d'un poétique 'Love Flowin' et d'un 'Fantasy Island' assez réussi (mêlant savamment basse digitale, claviers pétillants et violons), Opio part à la faute autant de fois en pondant des sonorités creuses, de l'indigeste 'Heatish' au longuet 'Halo'. Même le point d'ancrage musical habituel, Domino, se montre d'une irrégularité surprenante. On ne pourra ainsi que zapper avec énervement son 'Let It Roll' calqué (en moins bien) sur le 'Human Behaviour' de Björk et pester contre le trop basique 'Powers That Be' et le fonctionnel '7 Sixes'. Si Domino se rattrape heureusement ailleurs (avec par exemple un 'Shift Shape' travaillé qui orchestre la rencontre d'un clavier addictif, de quelques touches rythmiques cuivrées, de violons en sourdine et de cloches sur une partition irréprochable), il est loin de faire un sans-faute. Et, quoiqu'il en soit, la feuille rendue par les producteurs est globalement un peu légère…

Avec ce handicap de taille, la dream team Hieroglyphics se doit donc de faire fort pour tirer l'opus vers les sommets. Compte tenu des talents microphoniques réunis, lorsque les instrumentaux sont à la hauteur de l'événement, la réussite est évidemment au rendez-vous. Mettant à profit un très bon instru caressant de Domino porté par une basse, un vibraphone et une guitare acoustique légère, Pep Love et Casual s'associent avec bonheur pour évoquer leur besoin constant de mouvement et de voyage et accoucher du meilleur titre de "Full Circle", illuminé par la voix d'ange de Goapele. Les Souls of Mischief au grand complet retrouvent leur forme d'antan dès qu'A-Plus sort la rythmique funky et la guitare acoustique nerveuse de 'Chicago'. Leur complicité évidente saute aux yeux et fait des étincelles lorsqu'ils dévoilent l'agitation qui entoure chaque concert entre la précipitation des voyages, les aléas du live et la chaleur humaine de la scène. Les chœurs amples du 'Prelude' donnent aussi l'occasion à Pep Love de briller de mille feux.

Tout au long du LP, les flows techniques mais toujours intelligibles des emcees rebondissent avec entrain et talent sur le rythme, se complétant à merveille et charmant l'oreille. Le charisme des différents membres fait toujours son effet… Mais, tout n'est pas irréprochable pour autant de ce côté. Car, dans les textes, l'inspiration et l'audace des premières années ont trop souvent disparu, laissant la place à des banalités. Ainsi, on regrettera que les egotrips à la gloire du crew et aux dépens des wacks abondent et se ressemblent ('Fantasy Island', 'Heatish', 'Halo'…). A trop s'auto-féliciter, les emcees oublient de varier les thèmes et les approches. D'autre part, les meilleurs textes sont rarement dotés de productions qui les mettent en valeur, à l'image du superbe récit à 4 voix 'Maggie May' où Del, Opio, A-Plus et Phesto content la descente aux enfers, entre prostitution et drogues, d'une de leurs amies d'enfance. Raconté de façon chronologique et de points de vue différents, ce grand moment de storytelling est malheureusement retenu au sol par un instrumental trop plat et en retrait.

Dommage. Surtout que, malgré les combinaisons prestigieuses qui se succèdent sur disque, on peine à trouver des phases mémorables, là où elles affluaient autrefois. Le meilleur exemple est Casual qui traverse quasiment tout l'album en roue libre, à côté de la plaque en voulant être "street", poursuivant sa descente vers les profondeurs. Au milieu de prestations en demi-teinte de leurs collègues, A-Plus, Del et Pep Love tiennent vraiment l'album, à bout de voix. Comme souvent ces derniers temps, la voix claire, la poésie, les textes travaillés et les phrasés expressifs de Pep Love apparaissent plus que jamais essentiels à l'équilibre du crew. Omniprésent, dynamique, il prend cet album à son compte, en lui donnant le meilleur de lui-même, impressionnant la bande à la moindre de ses apparitions et mettant de la profondeur au sein de chacune de ses rimes. S'il sort en grand vainqueur de cet opus, on aurait préféré que tout le crew sorte grandi de ce second album commun et non pas uniquement Pep Love.

Mais, après les signes de faiblesse apparues sur "One Big Trip" et "He Think He Raw", "Full Circle" confirme que Hieroglyphics est sur la pente descendante. C'est triste à dire mais Hiero Imperium signe ici l'épisode le moins intéressant de sa palpitante histoire et le logo au troisième œil pourrait bien ne plus être le gage de qualité qu'il a toujours été… On pourra trouver des raisons (ou du moins des circonstances atténuantes) à l'échec présent. A commencer par l'investissement minimal d'un Del qui ne lâche que très peu de rimes et n'apporte surtout aucune production à la table, alors qu'il est indéniablement le producteur le plus en verve du crew ces dernières années. On pourra invoquer aussi l'absence inexpliquée de Jay-Biz aux manettes, la petite forme de Domino, la déchéance de Casual… Mais, la dure réalité restera toujours là: "Full Circle "est un album décevant à tous les niveaux. Pas vraiment un mauvais album à vrai dire [beaucoup s'en contenteront d'ailleurs sûrement]. Mais un album tristement banal en provenance de ce qui était (autrefois?) le meilleur collectif de toute la Californie. Espérons qu'il ne boucle pas la boucle pour Hieroglyphics.

Cobalt
Novembre 2003
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Label: Hieroglyphics Imperium
Production: Domino, Opio, A-Plus, Casual & Space Boy Boogie.
Année: Octobre 2003

01. Prelude
02. Fantasy Island
03. Powers That Be
04. Make Your Move (feat. Goapele)
05. Shift Shape
06. Classic
07. Chicago
08. Heatish
09.-Halo
10. Love Flowin
11. 100'000 Indi (feat. Abstract Rude)
12. Let It Roll
13. Maggie May [R.I.P. Faith]
14. Jingle Jangle
15. Full Circle (feat. Goapele)
16. 7 Sixes

Best Cuts: 'Make Your Move', 'Chicago', 'Shift Shape'.

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