Avec Kool Keith, une étrange relation amour/haine s'est installée depuis quelques années. Il y a cet amour inconsidéré qu'on continue de lui vouer pour tout ce que ce personnage hors du commun a amené au rap et pour les excellents albums qu'il a aligné sans faille par le passé, que ce soit avec les Ultramagnetic MC's, avec Tim Dog ("Big Tyme"), avec Godfather Don ou bien encore en solo derrière le masque de l'une de ses multiples personnalités (Dr. Dooom, Dr. Octagon et tant d'autres). Mais il y a aussi cette pointe de haine qui nous habite à force de le voir gâcher si honteusement son talent ces dernières années. En dehors du très bon "Pimp To Eat" des Analog Brothers, Keith enchaîne en effet sans répit les albums médiocres, calamiteux ou tout simplement mauvais depuis "Matthew" ("Spankmaster", "Thee Undatakerz", etc). S'enfermant dans un ton aigri de vétéran déçu, refusant de voir les défauts de sa propre production et tournant dangereusement en rond, le révérend Tom avait définitivement besoin d'un bon coup de fouet pour retrouver un peu de sa superbe. En le voyant s'associer à nouveau à ses 2 collègues de KHM sous l'emblème de Clayborne Family, on se dit qu'il y a peut-être encore un espoir de le voir revenir au top… Le premier volet des aventures KHM "Game" reste en effet l'un des rares albums honorables livrés par Keith depuis le début du millénaire. Pour qu'on investisse à nouveau nos économies dans une de ses livraisons, après tant de déceptions, il fallait quand même que Keith nous prouve qu'il avait retenu quelques leçons.
Pour le sortir de sa morosité lyricale du moment, il fallait d'abord que Keith trouve une opposition microphonique de valeur pour le stimuler et lui redonner l'envie de se surpasser. Ces dernières années l'ont prouvé: Marc Live tient justement ce rôle à la perfection. Avec son style rugueux et son énergie brute, l'ancien membre de Raw Breed vient idéalement équilibrer la voix aigue, le flow inimitable et les métaphores off beat étranges de Keith, lui laissant ainsi le champ libre pour se livrer à tous les excès. Revigoré, offensif, Keith lâche dès lors ici ses meilleurs couplets depuis des lustres. On a, à nouveau, le droit un peu partout à ses egotrips sans égal ponctués de métaphores décalées, d'un namedropping savoureux, de diss acides à l'encontre des wack emcees new-yorkais et surtout d'un goût affirmé pour la démesure et la flambe. Et puis, cerise sur le gâteau, on retrouve un Keith scato en diable (
"My piss wet your hands") et un tantinet obsédé (voir 'Can I Touch Your Butt Girl' à ce sujet). Plombier spécialiste du système digestif sur 'This Is How It's Done', il se fend d'un texte rempli de punchlines plus incongrues et délirantes les unes que les autres (
"Everybody wants the sauce on their chich kebab"; "When was the last time a mechanic checked your asshole, bro?"). A ses côtés, Jacky Jasper reste comme toujours en pimp mode, pour le pire et pour le meilleur, tandis que Marc Live amène un peu de bitume dans l'univers peu ordinaire de la famille Clayborne (
"It's so ugly, it's so grimy / The hood is behind me"). On passera sur le goût indigeste laissé par certains passages monotones d'un H-Bomb qui peine souvent à tirer son épingle du jeu et se montre bien moins mordant que sur son "Keep My Shit Clean", tant Marc excelle en catalyseur inflexant la dynamique à chaque morceau et mettant Keith sur les bons rails.
Nous voilà donc rassurés de ce côté-là. Mais, pour qu'on soit vraiment à la fête, plus encore qu'une émulation lyricale, il fallait surtout que Keith laisse les manettes à des beatmakers plus inspirés que lui et retrouve des producteurs en mesure de lui confectionner des instrumentaux solides. Bingo! En rangeant ses synthés cheap aux placard pour confier la production à des intervenants extérieurs, Keith y gagne (comme on s'y attendait) vraiment au change. Le premiers tiers de l'album, produit avec brio par Crashman, cristallise ainsi toutes nos attentes. Producteur gouffrique déniché à Chicago, Crashman amène à travers ses 5 confections un vent de fraîcheur qui vient mettre de l'huile dans la mécanique un peu grippée de Keith… Et ce, dès le départ. Avec sa basse funeste, sa rythmique sèche, ses scratches bien placés et son motif de piano intrigant (aux consonances de Far West), 'Clayborne Family' démarre au quart de tour. Entre un Marc Live en thug mode, un Kool Keith scato délicieusement hors-piste et un Biggie d'outre-tombe, la famille Clayborne profite de cet instrumental menaçant pour débouler dans le saloon en enfonçant la porte avant de se lancer dans un règlement de comptes microphonique en bonne et due forme. Dans son genre, 'New York City' est aussi un hit en puissance: sample vocal entêtant en guise de refrain (et nous de fredonner
"I surely want to know New York City / New York City" pendant des heures), basse écrasante et clavier féerique… La preuve que Crashman sait varier les plaisirs. Si on ajoute à ça l'ambiance lourde et les cuivres grandiloquents de 'Let Me Show Em', le synthétique 'You Gonna Get It' aux influences dirty south (qui passe étonnamment bien) et le minimalisme brut de 'Need It Like That', autant dire que le bilan de la connexion Crashman / Clayborne Family est pour le moins positif. Du coup, on aurait bien aimé en entendre plus et voir leur alliance prendre plus d'ampleur…
En effet, le reste de l'album produit par les 3 compères de KHM (surtout par Marc Live à vrai dire) connaît quelques ratés au niveau sonore. Les choses commencent bien avec un excellent 'Checkin' Tha Doe!'. Basse lourde, guitare funky, beat sec et touches synthétiques grandioses: l'instrumental spartiate et rentre-dedans concocté par les frères Clayborne donne du relief à un titre nerveux où l'on a de plus le plaisir de retrouver brièvement Tim Dog. Malheureusement, ailleurs, le bordélique et irritant 'Clayborne BBQ' ou encore le très linéaire 'This Is How It's Done' rappellent les passages lassants et/ou mal maîtrisés qui empêchaient déjà "Game" de vraiment décoller. Sans parler de quelques refrains indigents (
"My dick is large / My uzi weights a ton"). Cette seconde partie de l'album s'avère donc plus ampoulé. A condition de l'accepter, on y trouve néanmoins de quoi se satisfaire (le syncopée 'It's Gonna Be A Problem' et ses voix fantomatiques par exemple). De plus, les épices apportées par notre compatriote Junkaz Lou en fin de course s'avèrent vraiment bienvenues. Son 'Xecutive Decision 2004' à base de cuivres hachées à la moulinette, d'infrabasse et de synthé futuriste frappe dans le mille et conclut le LP sur une note positive.
Au bout du compte, clairement supérieur à "Game", plus dense, plus homogène, "Clayborne Family" est un album qui rassure sur l'état de santé de Keith et de ses acolytes. Cette nouvelle réunion de la famille Clayborne a beau avoir de gros défauts, on aurait presque envie de n'en retenir que les bons côtés. Parce que Marc Live rayonne bien sûr, mais aussi et surtout parce que Kool Keith est à nouveau à son image: inclassable, brillant, virevoltant, provocateur... et bénéficiant enfin d'une grosse poignée de productions dignes de ce nom. On en redemande. Alors que Keith annonce déjà une volée de projets avec Jacky Jasper et qu'il vient enfin de mettre son ego de côté pour s'unir à nouveau à Kut Masta Kurt pour un long format "Diesel Truckers" (à sortir en Août), espérons que ce "Clayborne Family" soit la première étape de son retour en grâce. Pour juger par vous-mêmes, n'attendez pas trop: "Clayborne Family" est disponible uniquement en édition limitée.
Cobalt Juin 2004