Bon, autant l'avouer tout de suite, nous étions de ceux que le premier opus de Mestizo "LifeLikeMovie" avait laissé sur une impression mitigée, avec un léger goût d'inachevé, de "peut mieux faire". Pourtant, c'est peu de dire que les sorties Galapagos 4 de ces dernières années nous ont souvent enthousiasmé. Mais voilà, l'atmosphère un peu trop éclatée et hétérogène de son premier jet nous avaient moins profondément marqué que les tentatives de ses compagnons de label Qwel, Robust ou Offwhyte. Cela dit, on sentait clairement le gros potentiel et l'intelligence du jeune métis à travers ce phrasé habité qui tranchait avec le reste de la troupe. Surtout qu'une fois sur scène, la présence du nouveau venu éclipsait souvent celle de ses glorieux aînés. Il ne manquait donc vraiment pas grand chose à Mestizo pour inscrire définitivement son nom dans nos carnets… On se disait qu'avec les années, le travail allait payer. Travelling avant vers le présent. Plus précisément sur ce "Blindfaith" qui vient d'atterrir dans les bacs. Surprise sur la pochette: "Mestizo & Mike Gao"? Faut-il y voir un signe du destin, une nouvelle rencontre fructueuse après l'alchimie née de la rencontre entre Qwel et Maker?
Car à vrai dire, avec son flow qui sort du lot, sorte d'hybride inattendu entre l'école des Shifters et la tradition plus académique de l'underground chicagoan, il ne manquait plus à Mestizo qu'à trouver son alter ego musical pour franchir une étape dans sa maturation artistique. N'y allons pas par quatre chemins: c'est désormais chose faite. Bien plus encore que sur leurs titres communs de "LifeLikeMovie", Mestizo trouve en Mike Gao le compagnon idéal à son envie d'aller plus loin. Le producteur californien (récemment intégré à la famille G4) a en effet un réel savoir-faire pour installer en quelques mesures des ambiances nuancées qui sortent de l'ordinaire, à la faveur de quelques samples exotiques ou d'arrangements alambiqués. Il nous propose tout au long de l'album des productions riches mais jamais surchargées, qui font la part belle aux scratches mais aussi aux idées. Des compositions à la fois musicales et inclassables qui font la synthèse des influences disparates d'un Mike Gao qui refuse obstinément de rentrer dans une case bien étiquetée. Dans un registre différent de Maker ou Meaty Ogre (mais avec un goût commun pour les rythmiques vivantes et bien travaillées), il s'impose ici à son tour comme un producteur de valeur. Dès les premières minutes, son talent jaillit au grand jour. Quelques applaudissements, un violon et des cuivres installent le décor matinal de 'Morning Sunshine'. Puis quelques craquements de vinyle et autres scratches affûtés sont rapidement suivis par une guitare mélancolique, quelques trompettes, une flûte enchantée ou encore un saxophone distordu de façon surréaliste à la force des platines… Changeant d'aspect à chaque mesure, mélangeant habilement un soupçon d'abstract hip-hop avec une pincée de scratch music, cette entrée en matière lance le projet sur les bons rails.
Et cette bonne passe se confirme aussi bien sur les productions habillant les mots de Mestizo que sur les quelques respirations instrumentales qui donnent l'occasion à Mike Gao de se faire plaisir (à l'image d'un 'Save It For Yesterday' sur le fil, hésitant adroitement entre la douceur du jazz et les explosions d'énergie drum & bass). Vibraphone léger, contrebasse profonde, clavecin démoniaque, scratches énergiques, mélopées orientales hypnotisantes, passages heurtés ou étouffants, guitares lointaines, sonorités naturalistes : Mike Gao pioche partout et sait tout faire ou presque. Du simple au compliqué. Avec en plus ce sens du détail, cette tension sous-jacente et cette petite pointe de désenchantement, de blues, qui emportent quasi-systématiquement notre adhésion. Bien entendu, sur 19 titres, on trouve 2 ou 3 moments qui auraient pu être coupés au montage (parmi lesquels le molasson 'Mail Order Bride'). Mais il serait injuste d'en tenir rigueur aux deux amis. Car après écoute d'un 'Pick Up 52's', on ne trouve plus rien à redire tant son ambiance big band diablemment entraînante nous plonge dans les tréfonds d'un club de jazz dixie, entrelaçant les envolées de cuivre énergiques sur un fond de contrebasse irrésistible. Pas de doute, la palette de styles présentée par Mike Gao a de quoi faire rougir plus d'un de ses contemporains.
Mais "Blindfaith" n'est pas qu'une rencontre artistique et musicale. C'est aussi le fruit de toutes les idées tranchantes et du vague à l'âme d'un emcee vagabond qui ne s'en laisse pas compter. Le reflet de l'état d'esprit d'un jeune homme qui refuse de croire les vérités toutes faites et qui cherche de nouveaux répères dans un monde à la dérive. Avec ses lyrics recherchés qui ne révèlent toute leur substance qu'au bout d'écoutes répétées, Mestizo met en effet sur pied un album profond et dense, fruit de la réflexion d'un jeune homme aux yeux grands ouverts et à la rhétorique affûtée qui préfère nous questionner sur la marche du monde et sur les faux pas de l'humanité plutôt que de jouer les donneurs de leçons. Tour à tour cryptique ou limpide lorsqu'il veut faire passer son message sans équivoque, le sang mêlé est vraiment devenu maître de son sujet… et se moque des convenances. Alors il fait l'état des lieux, revient sur son existence tourmentée, dit sa difficulté à s'acclimater à cette société obsédée par l'argent, raconte les destinées chaotiques de ses aïeux immigrés…
"Hereditary disfunction was my bloodline family curse". Sur quelques notes de sitar, il revient même le temps d'un intrigant 'Native Soil. Who's Land?' sur ce colonialisme sauvage qui pendant un demi-siècle a plongé des peuples entiers dans le noir, dans l'esclavage et le reniement de leurs traditions… Ce colonialisme qui a aujourd'hui passé le relais au grand empire américain et à son hold-up mental à base de
"media, corporation, fashion, fast food, fascist news…" Du coup, l'album entrelace les thèmes, parfois sauvage, parfois introspectif… porté par la mécanique sans faille des rimes de Mestizo, par cette déferlante de syllabes incompressibles qui occupe tout l'espace lorsque Mestizo se laisse envahir par le rythme.
On trouve bien quelques egotrips et quelques charges contre les méchants wack emcees, mais dans l'ensemble Mestizo est sur une mission et ne dévie pas de sa ligne, gardant ses cibles en joue tout au long de "Blindfaith". Si nombre de ses piques égratignent cette gouvernance états-uniennes qui envahit des pays sur des motifs fallacieux tout en organisant un rapt silencieux des élections, il ne s'interroge pas moins sur l'attitude immobile de ses concitoyens.
"Screaming questions but I know exactly why!" Alors bien entendu, on connaît la chanson et Mestizo n'apprendra rien de particulièrement nouveau à tous ceux qui s'intéressent un tant soit peu à ce qui se passe un peu partout dans le monde. Mais son engagement, sa hargne, sa capacité à faire de l'edutainment sans tomber dans le misérabilisme et sans jouer les professeurs de bas étage forcent le respect… Son émotion aussi, lorsqu'il évoque sur le piano intimiste de 'Obligatory Heart Failure', cet amour perdu qui le meurtrit dans sa chair…
"Cause if I don't have love, then this meaningless life is ruined / I might just snap and rehatch myself back to the womb". Dès lors, Mestizo emporte la mise.
Et dans l'état, "Blindfaith" s'impose comme un projet abouti et réfléchi qui sait habilement varier les plaisirs tout en gardant une cohérence rare et une densité de tout instant. Un opus qui voit Mestizo arriver à maturité et transformer sa frustration de la plus belle des manières. Un vrai bon album de rap comme on les aime, tout simplement. Merci Mike! Avec ce nouveau duo au diapason, le futur du label phare de Chicago s'annonce décidément radieux.
Cobalt Septembre 2005