A moins d'avoir vécu sur une île déserte, vous connaissez déjà Peanut Butter Wolf. Fondateur et maître à penser du label Stones Throw, auteur du fantastique "My Vinyl Weights A Ton", cratedigger avisé, PB Wolf a marqué de son empreinte le hip-hop californien indépendant en contribuant grandement à son essor et à sa reconnaissance. Pourtant, ce qui se sait moins, c'est qu'il porte en lui une blessure profonde depuis une dizaine d'années : la mort de son emcee attitré Charizma. Ce n'est pas pour rien s'il a toujours refusé de s'associer sur la longueur d'un disque à un autre rapper depuis ce tragique événement. Il faut dire que son succès est un peu (indirectement) celui de Charizma. Rencontré en 1989 alors que PB Wolf était connu en tant que Chris Cut et qu'il résidait encore à San Jose, le jeune Charizma (16 ans alors) devint vite le partenaire de celui qui n'était qu'un simple DJ et producteur et c'est ensemble qu'ils firent leurs gammes dans le rap. A force de démos et surtout de shows, Charizma commença à devenir une petite figure de l'underground de San Jose et le duo obtint une signature sur Hollywood Basic en 1992. Pourtant, après une année de travail acharné, seuls une K7 promotionnelle de 'Red Light Green Light' et un flexi-disc de 'Jack The Mack' avaient atteint les oreilles de quelques rares auditeurs. Déçus, les 2 compères quittèrent le navire avant son naufrage et se mirent à la recherche de nouvelles opportunités. Malheureusement, coupant court à tous les projets du duo, le pacifique Charizma fut assassiné en plein jour en Décembre 1993 devant l'église d'East Palo Alto. S'il était déjà considéré comme un des meilleurs rappers de la Bay Area, sa mort n'eut pas beaucoup de retentissement dans les médias, faute de trace discographique suffisante. C'est pour pallier à cet oubli dans les livres et pour rendre hommage à son ami que Peanut Butter Wolf utilise aujourd'hui Stones Throw (dont la première sortie fut, ne l'oublions pas, le maxi 'My World Premiere' de Charizma & PB Wolf en 96) comme tremplin, dix ans après la mort de Charizma, afin de faire découvrir les travaux du duo.
Fruit d'une sélection rigoureuse d'enregistrements du groupe, "Big Shots" nous permet de découvrir la personnalité et le flow de Charizma. A une période où la côte ouest vivait sous le règne du gangsta rap et où la guerre Bloods/Crips s'étalait dans les journaux et dans les propos des rappers du moment, Charizma oeuvrait en opposition à cette vague d'apologie de la violence. A l'instar de ses contemporains de la Freestyle Fellowship, du crew Hieroglyphics ou de Pharcyde, Charizma préférait troquer les récits de drive-by's sanglants contre des textes honnêtes et légers empreints d'humour et délivrés avec un flow énergique. Elastique, enjoué, juvénile et maîtrisé, le phrasé de Charizma semble couler de source. Fort en punchlines, il reste toujours d'actualité et a diablement bien résisté à l'épreuve du temps, preuve du talent du jeune emcee. Seul au micro sur toute la durée de l'album, Charizma parvient ainsi à nous tenir en haleine sans la moindre difficulté. Rares sont ceux qui peuvent en dire autant aujourd'hui. Niveau textes, comme beaucoup de jeunes de son âge, Charizma avait des préoccupations dans lesquelles chacun se reconnaîtra. Aimant traîner avec ses copains, blaguer, draguer les filles et écrire des rimes, Charizma était plein d'entrain et de joie de vivre.
'I'm just a normal kid that walked to school every day and wrote letters to the girls from Denise to Shanté' ; comme il le dit lui-même sur 'Fair Weathered Friend'. Dès lors, si les punchlines sont arrogantes, les egotrips restent bon enfant et on écoute l'album un sourire aux lèvres. L'humour est en effet omniprésent, à l'image des interludes décalés et des textes de Charizma même lorsqu'il évoque un sujet grave. Avec 'Jack The Mack', histoire d'un dealer de bas étage coureur de jupons, Charizma met en garde contre les dangers du sida mais il le fait avec une approche originale qui évite toute lourdeur… Globalement, les egotrips ont la part belle, permettant à Charizma de placer quelques métaphores excentriques. En dehors de sa passion pour les bons mots, les filles sont son autre sujet de prédilection (quoi de plus normal au sortir de l'adolescence me direz-vous). Tour à tour ado romantique ('Talk About A Girl' et son piano poétique), donneur de conseils ('Tell You Something') ou Don Juan laissant des conquêtes épleurées sur sa route ('Devotion'), Charizma consacre un bon quart du LP à cette gent féminine qui provoque chez lui des réactions hormonales intenses.
Pour soutenir le déluge de rimes non-stop de Charizma, le loup au beurre de cacahuètes a opté pour un type de production brut, chargé en samples funk/soul dynamiques. On reconnaît indéniablement les prémices du style PB Wolf mis en exergue plus tard sur "Step On Our Egos", "My Vinyl Weights A Ton" ou encore sur le "Time Waits For No Man" de Rasco : des rythmiques nerveuses, des lignes de basses chaloupées, des samples ingénieux et accrocheurs, quelques scratches pour faire bonne mesure, des inserts vocaux dénichés dans des disques obscurs, des petits bruitages, des changements de rythme inattendus… Bref, des productions funky efficaces mais pleines de détails croustillants. Reflet de la jeunesse et de la fougue du duo, les rythmes se font volontiers uptempos. Dès le départ, la guitare athlétique de 'Here's A Smirk' installe le décor et cale les bpm's à un niveau élevé provoquant au passage quelques irrépressibles envies de danser. Le clavier funky de 'Devotion', la batterie tellurique du dépouillé 'My World Premiere', la basse complexe de 'Gatha Round' ou encore la contrebasse lourde et le déluge de scratches de 'Pacin' The Floor' maintiennent la pression. Pourtant, PB Wolf sait aussi convaincre dans des ambiances plus smooth. Ainsi, avec son craquement de vinyle, son clavier planant et son saxophone atmosphérique, 'Methods' sonne comme un rêve éveillé et s'impose comme un des sommets de l'album. A vrai dire, sur la durée de "Big Shots", seuls les trop linéaires 'Tell You Something' et 'Charizma What' nous laissent un peu sur notre faim. En dehors de ça, PB Wolf est fidèle à sa réputation de producteur modèle. Ecoutez le lit de guitares confortable et la nuée de cuivres luxuriante d'un 'Soon To Be Large' teinté de ragga ou l'instrumental innocent aux sonorités de boîte à musique de 'Fair Weathered Friend' pour preuve. Mais la plus belle perle reste encore 'Red Light Green Light'. Avec sa flûte enfantine accompagnée de quelques notes de guitares et d'une rythmique motrice, cet egotrip conceptuel tout en "stop/départ" et en changements de rythmes est tout bonnement jouissif, même plus de dix ans après sa conception.
Avec un peu plus de temps, on n'ose imaginer tout ce qu'aurait pu nous donner l'alliance de Charizma et Peanut Butter Wolf. En prenant un peu de recul, on se rend en effet compte qu'entre storytelling, flambe, exercices de style et autoportraits, la panoplie de Charizma étonnamment complète pour un si jeune emcee. Mais on ne pourra jamais refaire l'histoire… Pour le moment, "Big Shots" prouve en tout cas que Charizma et PB Wolf formaient une bien belle équipe. Bien entendu, tout comme le "Watch My Moves 1990" de Dooley-O qui avait illuminé le début de cette année, "Big Shots" reste indéniablement ancré dans son époque tant au niveau des thèmes qu'au niveau sonore mais il s'impose aussi tout simplement comme un très bon album. Eclectique, dynamique, enthousiasmant et frais, il permettra à Charizma de trouver une reconnaissance tardive mais méritée et à Peanut Butter Wolf de rendre dignement hommage à son ami… en nous donnant une occasion unique de découvrir un trésor qui s'était perdu dans le grand cirque de l'industrie du disque. "Big Shots"? Le meilleur disque Stones Throw de l'année, tout simplement.
Cobalt Décembre 2003