"This tale, be it dismal, has no heroes but ghosts, assassinating other ghosts…"
Chez certains, le désespoir agit tel une arthrose qui s'empare doucement des membres jusqu'à figer le cœur ; à d'autres il arrache un soubresaut de rébellion, brûlant les voiles diaphanes qui constituent la carapace de tout un chacun pour mieux laisser apparaître sa plaie béante au grand jour. L'ami Sole est passé dangereusement près de se trouver relégué à la première catégorie, envahi comme il semble l'être par une apathie qui l'empêche de développer un quelconque sens critique vis-à-vis de ce qu'il fait. Heureusement pour lui (et pour nous), il a choisi de décliner ses infinies variations autour du désespoir accompagné de quelques musiciens, choix judicieux qui lui vaut quelques envolées sublimes.
Il est en effet des collaborations à demi-teintes, où l'univers du premier domine le second, ou, pire encore, où la contribution de l'un reste sagement accolé à l'autre, sans jamais se rencontrer. En ce sens, et c'est peut être le plus grand compliment que l'on fera à ce disque, Sole & The Skyrider Band est une collaboration des plus réussies, fruit d'une écoute réciproque intense, véritable langage échangé qui se construit en crescendo. On pourrait tenter de théoriser sur les raisons de cette osmose, entre un Sole ayant frôlé il y a peu la dépression nerveuse et Bud Berning (membre fondateur du Skyrider Band) lui-même rescapé d'un coma ; soit deux façons de toucher le fond qui peut être expliqueraient en partie ce terrain d'entente si fertile que partagent les deux artistes. Mais les raisons importent peu ; l'essentiel étant cette étrange forme de magie qui habite le disque, la façon dont les musiciens apportent une dimension saisissante aux textes de Sole, qui à son tour semble enivré, repoussant au possible le moment où il doit reprendre son souffle comme si les quelques secondes que cela représente suffiraient à faire disparaître la musique de miraculé qui l'entoure.
Il faut dire que les compositions s'apparentent ici à un travail d'orfèvre. Riche d'un jeu de basse omniprésent (saluons d'ores et déjà le magnifique dub tortueux de 'Nothing Is Free'), chaque morceau se trouve peuplé de violons sinueux, de samples de voix fantomatiques, de pianos schizophrènes ('The Bones Of My Pets') et d'une bonne dizaine d'autres instruments contribuant tous à l'incroyable densité sonore qui caractérise ce disque. L'album s'ouvre et se clôt sur deux des morceaux les plus claustrophobes, avec des riffs de guitare saturés et un mur de son qui frôle l'étouffant, mais ne vous y méprenez pas pour autant : Sole & The Skyrider Band est un véritable kaléidoscope musical nécessitant de prime abord des baffles puissantes et une paire d'oreilles attentives.
Le dernier élément nécessaire à une écoute sereine de ce disque - et il s'agit là d'un élément de taille - est de ne pas être allergique à Sole. Difficile en effet de parler de ce rappeur sans évoquer les avis très partagés que suscite son rap, entre ceux qui apprécient et ceux qui crient à l'imposture ; ce dernier opus ne fera sans doute qu'accroître les divergences d'opinion. Et de fait, les deux points de vue se tiennent : impossible de renier que le flow est parfois maladroit, et notamment d'un point de vue rythmique ce qui, couplé avec la tendance qu'a Sole de rapper très vite et beaucoup, donne un effet parfois brouillon et potentiellement agressif. En même temps se trouve là toute la portée émotionnelle de la performance, qui permet de mesurer l'intensité du texte et d'entrapercevoir l'abondance de mots et de souffrances qui taraudent leur auteur:
"Sleeping in a tin can I woke up late, they say I'm a bad pilgrim but all I have is "faith" running through my hands like ants".
Dans le cas de Sole, on pourrait penser que ces fourmis qui l'envahissent sans cesse - et qui constituent à elles seule sa foi - sont ses mots, tout simplement.
Traversé de long en large par le traumatisme de la guerre en Irak (
"Comrades, belly open, what are they dying for?"), les allusions sont multiples à l'histoire sanglante qui constitue les Etats Unis (en vrac, My Lai, Hiroshima, l'esclavagisme ou encore le sort réservé aux Indiens d'Amérique). La société américaine est un thème souvent exploité par Sole, et si on déplorera quelques platitudes parsemées ici et là (
"Always hoped the universe would be kinder to me, but I'm an American, the cosmos don't like me"), le plus souvent l'analyse se voit agrémentée d'une bonne dose d'ironie mordante (
"This Christian lady at Pizza Hut used to say god has his hands on me. I wonder if he still does, and if he is he must be strangling me").
D'un point de vue textuel Sole reste donc fidèle à lui-même, et en ce sens on comprendra ceux qui continuent de lui reprocher un style alambiqué. La façon dont ce dernier manie les images est totalement singulière, et si l'effet général peut s'en trouver chaotique ou opaque, il n'empêche que de véritables moments de grâce jaillissent parfois de sa plume, qu'il s'agisse de juxtapositions de phrases simples et apparemment disparates (
"You can't feel new, nothing is free") de personnifications aussi abstraites que poétiques (
"This world's a child's dream, bulldozers sing for you. The cars burn themselves. The streetlights kidnap you") ou tout simplement de métaphores bien senties (
"Believe in karma when Bush gets thrown in an electric chair. Then you can feel safe around others, when pennies no longer look like mirrors").
On serait tentés de clore cette chronique avec une énième nuance, en disant que si cet album ne figure pas parmi les meilleurs de l'année, il est par contre l'un des plus touchants. Et puis on finit par se rendre compte que c'est sans doute l'homme lui-même qui en parle le mieux:
"You can't change your mind the weather or the world, so seek love and squeeze it for all it's worth. The world ain't flat, it's too fat to reach the remote"
Naïma Avril 2008