1998 : avec "The Dude", le Devin affublé de ce surnom commun faisait une entrée fracassante dans le monde du rap. Fracassante n'est d'ailleurs pas le mot : depuis sa base arrière de Houston, ledit Devin jouait de mélodies impeccables et tricotées dans un cardigan de laine pâle sentant fort la fumée cannabique. Ce faisant il nous introduisait dans le domaine de la voix très légèrement désabusée, des mots crus en colliers de fleurs et de l'humour à froid. Depuis son trône – celui où le roi va seul – il devisait allègrement sur un monde qui le rejetait pour cette même raison qui allait bientôt le rendre irremplaçable : l'irrévérence. Avec des productions aussi parfaites, à la saveur d'un cocktail aussi parfait que 'Show Em' ou 'Geogy' (qui serait capable à elle seule de changer les conflits en autant de farandoles), le rappeur poussait il y a neuf ans un cri d'une grande douceur – que l'on entend encore, peut-être même légèrement plus fort.
"I Hope I Don't Get Sick-a-that" :
ne pas en devenir malade, n'est-ce pas le souhait que partagent le fumeur indécrottable et l'être humain en proie au doute? C'est aussi le titre d'un morceau furieusement emblématique du phlegme de Devin sur cet album ; accord de luth terriblement grisant. Une sécrétion irrésistible d'écho, de grâce nonchalante. Quoique vulgaire. Le Dude n'en est pas à un oxymore près, mais ici il faut néanmoins entendre vulgaire au sens de banal, sans particularités. Devin est cet idiot qui parle des mêmes choses, sempiternelles, mais qui le fait avec une voix spéciale. Une voix qui se démarque.
Il n'est pas idiot comme on est stupide, mais bien plutôt comme on est déclassé sans pour autant se fondre dans la masse. L'artiste est seul, cependant :
"I Don't Want To Be Alone", dit-il sur un fond émouvant d'Ohio Players pissant du violon, alors que l'établissement va définitivement fermer. Le Dude dit ne pas vouloir être lâché de tous et il tâche de se persuader que son existence pourrait très bien être aussi simple, aussi docile que le robinet à bière brillant encore un peu dans le fond de la salle, de sa très vieille gloire.
Parlons musique : l'impayable saxo enroué de 'She Useta Be', l'ivoire des claviers de 'Lil' Girl Gone' (emprunte de cigales mécaniques et de nappes superbes, cette ballade fait écho à celle de Ludacris titrée 'Runaway Love'), l'accord Bontempi ressuscité de 'Just Because' et le funk martien de 'She Want That Money' sont des airs d'aujourd'hui, taillés dans le savoir-faire d'amoureux des rythmes qui claquent, à qui on a confié de beaux joujoux pour ravir la foule. Vu de la fosse de nos enceintes, ce n'est pas mal.
Autour du frangin Bun B et du cousin Snoop Dogg, Devin The Dude rassemble ce qui se fait de mieux à Atlanta (Andre 3000) et à La Nouvelle Orléans (Lil' Wayne) : une liste d'invités qui est la signature d'un artiste dont la démarche plaît ; quelqu'un qui n'a plus à insister beaucoup pour que les "influenceurs" comprennent qu'ils n'ont pas à perdre leur temps ailleurs. Cette débauche de moyens et d'effets dit la fragilité du papier sur lequel s'imprime la carte du tendre, la joie imbécile mais évidente qu'il y a à dépenser son argent. A la fin Devin éclate en sanglots à tel point qu'il se sent mal et donne des renvois. L'histoire ne dit pas quelle est dans cet éclat la part de tristesse, d'euphorie et d'abus de psychotropes. "
Without you, there is no me and without me there is no you / Don't go! / Don't you say goodbye unless you wanna see your grown man cry!".
Pourquoi cet album retient l'attention? Il est le résultat d'un mouvement ample et important. Ce n'est un ni "classique", ni une véritable claque. Mais c'est exactement ce que pouvaient attendre les amoureux de "The Dude" et les attentifs à ce que la musique moderne est capable de faire le moins mal avec des billets verts glissés entre les doigts. "Waiting To Inhale" est un livre pour les futurs historiens de notre musique. Le charme inattendu du premier album du Dude, à vrai dire imbattable bande-son de l'œuvre d'un Charles Bukowski, trouve ici son prolongement actuel. La surprise en moins, la schizophrénie modérée, c'est un disque de rap lucide. Tristan-Edern Vaquette aura beau hurler (et exiger qu'on l'appelle l'Indispensable), Devin The Dude est la preuve vivante qu'il convient de s'intéresser autrement plus à la "théorie du 14 sur 20". Cette note est un programme. Egalement, une invite à ne pas désespérer pour l'avenir de la musique rap qui, n'en déplaise aux rédactions d'hebdomadaires installés, ne s'est pas encore dissoute dans le seul slam. Loin s'en faut.
Billyjack Juillet 2007