"Connais-toi toi même...". Dans la Grèce Antique, cette inscription figurant sur le fronton du temple de la Pythie de Delphes (le temple oculaire du Dieu Apollon) rassemblait alors tout ce qui pouvait être dit sur la nature humaine: sa fragilité, ses limites. Attribuée à tort à Socrate, cette phrase invitait le voyageur à ne pas oublier sa simple condition de mortel, à se chercher au travers d'une descente dans les profondeurs de sa propre intériorité...
C'est ainsi que semble résonner cet album. "It's Not Who You Know, It's Whom You Know": la connaissance des autres et donc de soi-même. C'est à la pratique de cette expérience que nous invitent FBCFabric & Reindeer. Duo d'artistes issus d'Angleterre, quasi inconnus dans le petit monde du hip-hop, surtout de ce côté-ci de la Manche. C'est en 2004 qu'ils font, ensemble, leur premier pas de deux au travers d'un maxi sorti sur Buttercuts Records: le "Who Are You EP", qui regroupe alors trois morceaux de ce qui deviendra, l'année suivante, ce premier essai longue durée. Autant dire pas grand chose pour baliser le chemin et se diriger avec conviction dans cet album.
D'ailleurs, c'est par un packaging des plus particuliers que l'on entre dans cet album. En lieu et place du boîtier habituel, on se trouve en effet confronté à une poche en tissu noir dont de grosses coutures rouges ornent les contours, les crédits étant inscrits sur une étiquette de vêtement portant la mention "In a world of labels, music is all that really matters" avec le tracklisting au verso. De quoi attirer l'attention au détour des bacs.
Conscient d'avoir tout à démontrer, le duo nous invite à pénétrer dans son univers. Allumant quelques lumières fugaces pour parvenir à nous diriger, c'est au bruit de l'écho d'un synthétiseur que nous sommes accueillis; discernant difficilement en fond quelques bruits de machines, quelques échanges de paroles inaudibles ou une succession de pas. Puis 'Soulsuck' et un beat qui se déploie. C'est sur cette rythmique saturée, énergique que vient se poser la voix de Reindeer: aigüe, parfois nasillarde. Une voix toute particulière (à nouveau), se mouvant étrangement sur le beat déployé par son comparse FBCFabric.
Déjà, le voilà nous peignant avec conviction son environnement: un monde fait d'hypocrisie, de cynisme, de trahison à la petite semaine, une singerie contemporaine dévoilant l'iniquité des sociétés occidentales:
"Be a good christian, give blood and go to the sales on sundays." Il n'y voit, désormais, que des âmes sucées jusqu'à la moelle, dissimulant leurs peurs derrière des sourires de façade. Si la religion n'est qu'une mascarade (
"God's away on business." répète-t-il), il ne reste plus que ce que nous sommes: notre propre condition d'Homme:
"How long will we believe in a light so dim ? Time is all we have."
Cette lumière terne invoquée par les propos de Reindeer semble se refléter avec une vibrante exactitude dans les musiques de son producteur de chevet. Sur la moitié des morceaux, FBCFabric est d'ailleurs laissé seul aux commandes de l'album; distillant savamment des instrumentaux qui offrent une cohérence séduisante à l'album. On retrouve alors ce mélange de rythmiques hip-hop et de boucles matinées d'une électro chère à un petit nombre de rappeurs anglais. Une musique mutante, évoluant lentement. Si le Temps est tout ce qu'il nous reste, FBCFabric le prend pour décomposer avec parcimonie et application cette introspection en forme de voyage intérieur.
'Please Call Stella' en est l'exemple type. Un sifflement agaçant, quelques sirènes résonnant au loin, l'écho d'une voix ralentie. Des touches de piano effleurées, quelques notes de guitare qui se répètent et viennent se perdre dans ce noir total. Au fil des secondes qui s'égrènent, le morceau se densifie. Une basse, le flux et le reflux des vagues. Une tension vaguement palpable s'installe dés lors; tension qui va aller en s'accroissant au fil des minutes. On sent alors la machine se transformer par l'entrée en lice d'une floppée de guitares électriques ; la mélodie originelle est alors peu à peu étouffée sous le bruit flirtant avec la cacophonie. Une batterie vient clôre le tout. Trois ultimes minutes pour un climax musical flirtant avec un post-rock contemporain puis une décélération brutale.
FBCFabric fait ici montre d'un savoir-faire tout à fait particulier, créant avec habileté des scènes d'angoisse qui prennent aux tripes (comme ces nappes au parfum d'hommage posthume sur l'émouvant 'And Then John Peel Died'). Plus encore, l'agencement des divers morceaux muets offre une complexité à la limite du déroulement cinématographique. Le bruit d'une métropole vivante sur 'Down The Sides' au travers d'un métro et de quelques voix. Une ambiance que l'on retrouve au fil de l'album ('The Only Dance I Can Do', 'All I See',...) et qui offre une assise musicale confortable aux propos de Reindeer. Le casque enfoncé sur les oreilles, on se sent alors intégré dans ce monde froid décrit à coups de samples.
A coups de mots aussi. Reindeer dévoile, lorsque vient son tour de s'exprimer, un univers où règnent un catalogue de maux saupoudrés d'ennui et de désoeuvrement:
"The clouds tonight, like diamonds in an oil pool dancing... / Sat at the window all day watching the Earth move, these paintings ever changing. It's not who you know..." Se laissant porter par ce flow mesuré et ces paroles déclamées lentement, on en vient parfois à se faire submerger par la violence assénée. La grandiloquence assumée par de nombreux violons sur 'Shake The Hand Of An Unsuspecting Victim' introduit, par des roulements de tambours, une ambiance pesante. Un arrière-goût de fin du monde justifiée par le témoignage que nous en fait notre hôte. Un catalogue, en vrac, d'atrocités pourtant bien réelles:
"Another suicide in the financial district [...] / Degeneration of ageing minds through synthetic drugs / [...] Poisonous gas unleashed in subway cars / Terrorist bombings, death of innocent people.." Politique, économie, environnement, social,.... Les différentes strates qui forment les sociétés modernes sont évoquées, rassemblant alors en quelques dizaines de lignes une souffrance insoutenable. Si l'on peut y trouver une exagération de la démonstration, on retient tout de même la force du message assénée par la voix toujours énergique de Reindeer. Aucune solution n'est apportée, il n'y en a même peut-être pas ; seule la connaissance compte:
"...it's whom you know".
Sans aucune retenue, le duo se présente donc avec un premier album de très bonne tenue, malheureusement passé assez inaperçu lors de sa sortie. Si l'originalité des productions ou la qualité de l'expression ne sont pas toujours à leur paroxysme, on se prend, en fin de compte, au jeu des deux compères ; les pieds enchevêtrés dans la peur qui hante les cinquante minutes proposées ici. Si ne nous sont offertes que de brèves séances de repos ('Fall Asleep And Dream Of Our Childhood'), la réalité nous rattrape bien vite pour nous gifler avec vigueur. Le flow de Reindeer, les mots qu'il déclame viennent mordre dans notre chair de part en part pour finir par s'attaquer au coeur. Ainsi, les interventions du rappeur (choisies avec parcimonie) permettent à FBCFabric d'exposer ses talents de musicien et de lever le voile sur l'angoissant scénario de cet album. L'intériorité est une étape incontournable pour parvenir à la connaissance:
"Connais-toi toi même...et tu connaîtras les Dieux."
Newton Avril 2007