Ainsi, se laissant porter par les courants, au gré des notes lâchées aux quatre vents par des shamisens et autres taikos, Hip-Hop Core continue en votre compagnie une introspection musicale dans le réservoir hip-hop japonais. Nouveau sujet d'étude : Immigrate Us ou un triumvirat composé par Nejel Mongrel, Aki et Authentic.
Une musique angoissante. Pénétrée d'une noirceur que l'on retrouve aisément chez 8th Wonder, groupe avec lequel Immigrate Us s'est vu établir quelques relations consanguines par le biais de Masashi, MC et producteur des deux formations à la fois ; traits d'union certain entre deux musiques si proches. Chapeauté au sein de l'Insector Labo par un certain Chaos (plongé dans une électro nippone froide et agressive, à l'image de ce dont sont capables les morceaux les plus froids du trio), Immigrate Us livrait en 2005 sa première réalisation long format: "Our Own Nostalgia".
Invitant l'auditeur à se plonger dans leur univers, les trois membres du groupe n'en oublient pourtant pas les présentations. Varié et néanmoins évocateur, 'Three Alchemists' (tels qu'ils se décrivent eux-mêmes) fait, pour nous, résonner les trompettes de ce soleil levant accueilli par le chant d'un coq. La journée s'amorce par une petite démonstration de la part des trois résidents. Basse qui résonne avec vigueur, rythmique lourde sur fond de scratches soudain dépassée par quelques notes d'un léger xylophone puis, plus loin, des violons entrant dans la danse comme on pénètre au coeur de l'album. Différents mouvements comme pour évoquer l'hétérogénéité du groupe. Mais aussi sa complémentarité. Un patchwork musical évocateur.
En effet, "Our Own Nostalgia" se dévoile en partie, comme un réservoir de productions laissées à l'air libre, évoluant comme elles le souhaitent sans se voir entraver par une quelconque prestation vocale. Se présentent ainsi les trompettes qui peuplent la 'Dublin's Avenue' de Nejel Mongrel sur toute sa longueur... Ailleurs, l'obscurité régne en maîtresse incontestée lorsque l'on s'aventure avec curiosité au sein du 'Secret Passage' alors dévoilé à demi-notes par Aki. L'auditeur est aussi invité à cheminer sur un agréable sentier pédestre afin de parcourir la 'Emerald Forest' d'Authentic, avec violons mélodieux et pianos en guise de guides durant ces quelques minutes enchanteresses.
Jonglant avec les instruments comme des alchimistes avec divers ingrédients, fioles et autres outils, les trois producteurs nous présentent ici des boucles joliment faites et savamment dosées, mais où l'on peine à décoller, à se laisser emporter. En témoigne ce 'Trip To The Universe' qui semble manquer de carburant pour propulser l'auditeur vers d'autres galaxies. La faute, sûrement, à cette boucle qui, au final, ne propose qu'un sympathique tour de la planète bleue en lieu et place du voyage intersidéral annoncé. C'est, d'ailleurs, un phénomène que l'on retrouve plusieurs fois tout au long de l'album. Des productions intéressantes mais qui manquent de se renouveler. On passe, ainsi, quelques minutes à attendre une petite évolution, une nouvelle direction vers laquelle se tourner pour continuer cette course derrière le soleil. En bout de course, hors d'haleine, on s'aperçoit alors n'avoir que peu bouger, revenu sur nos pas, quasiment au point de départ.
Si la musique d'Immigrate Us ne semble pas se suffire à elle-même, c'est donc avec curiosité que l'on accueille les quelques voix peuplant ce monde. Manifestement, dés la première démonstration, la prise de conscience est évidente: les productions proposées semblent clairement faites pour recueillir en leur sein les confidences d'un MC. 'Schizo Tears' en est l'exemple flagrant, l'angoisse à fleur de rimes, morceau rythmé par des guitares électriques qui résonnent dans cette pièce noire. Le beat d'Aki accueille ce récit d'un garçon déconnecté de la réalité, ou plutôt connecté à sa propre réalité, perdu à tout jamais.
"This is a dream owned by a boy connected to a TV plug / In the empty room, he crawls like a slug" entame Nejel Mongrel. Pour poursuivre:
"Who has ever tried to take a look at this monochrome dead mind ?" [...]
"Empty days in line float up out of a calendar / Future is uncertain so you can be a future arranger / But for him, it's like corpses of nameless days behind purple haze."
C'est d'ailleurs Nejel Mongrel qui porte la poignée de très bonnes prestations de l'album. Tel 'A Poet And MC' où il fait ressortir un dialogue entre les deux personnalités qu'il recèle en lui ; affirmant tour à tour
"I'm a lunatic clown / Close the shutter isolating yourself from reality" puis
"Wanna be the best MC / I said a long time ago". Synchronisées, la voix et l'instru évoluent selon le personnage présent sur le devant de la scène.
S'il est le seul du trio à faire entendre sa voix, Nejel sait aussi s'effacer pour laisser quelques invités s'exprimer, que ce soit au travers du très bon 'Muteki' et de l'habileté linguale de Kelvin Zero ou par la présence de KSK et Fake (reformant, durant un court instant, 8th Wonder) aux côtés de Masashi pour un freestyle sobrement intitulé, qui est paradoxalement le seul morceau de l'album recevant les sonorités particulières de la langue maternelle des trois acteurs. En guise de cloture,
"I hope the world still exist after I die" déclame Ancient Mith, MC du Colorado (ayant foulé les terres française la semaine passée pour diverses prestations aux côtés de Demune et Otem Relik) affilié au label Motion Recordings, s'asseyant à son tour dans le fauteuil réservé aux invités pour à peine plus de deux minutes.
"Our Own Nostalgia" n'est pas fait d'une seule pierre. Du moins, cette dernière n'est pas composée d'une unique roche compacte et homogène. Ce premier LP d'Immigrate Us est le fruit d'un travail en trois dimensions. Hétérogène, avec des productions inégales n'atteignant pas l'émotion suscitée par le passage de la musique à la parole: c'est ce qu'il conviendrait d'inscrire dans le carnet de voyage une fois la journée achevée. Immigrate Us semble parler à un public plus large, plus apte à apprécier une boucle évoluant tranquillement sur la portée. Pourtant, on semble ne plus percevoir que par quelques bribes l'originalité musicale entrevue chez 8th Wonder ; cette originalité sur laquelle le groupe s'était basé pour réaliser, entre autres le "Triple Poets / Hanmu EP" (chroniqué ici-même). Si l'on sent clairement mais trop brièvement les capacités des trois protagonistes sur ce "Our Own Nostalgia", gageons que le trio aura su rectifier le tir pour l'élaboration de son successeur sorti durant l'automne dernier: "No Man's Religion".
Newton Avril 2007