"Fugue. Nom. Fem. Forme de composition contrapuntique fondée sur l'entrée et le développement successifs de voix selon un principe strict d'imitation qui donne à l'auditeur l'impression que chaque voix fuit ou en poursuit une autre."

Ricci Rucker est un personnage tout à fait à part. Musicien de talent, manipulateur de platines, comparse de Mike Boo le temps du très bon "Scetchbook: An Introduction To Scratch Music" (sorti en 2003) mais aussi au sein du groupe Gunkhole en compagnie de D-Styles et Ace.... Interviewé au moment de la sortie de cet album, le personnage se révèle assez complexe : un habile mélange d'antipathie, de « nerd attitude » et d'un égo anormalement exalté.

Il y a prés de deux ans, "Fuga" faisait partie de la première vague d'albums estampillés Alpha Pup Records. Un lancement qui avait laissé sceptique plus d'un suiveur du producteur angelino, Daddy Kev, chef de file du label plus habitué aux excentricités d'Awol One qu'au turntablism. Si bien que nous avions quasiment tous manqué le coche, et que nous étions tous passés à côté de ce petit quelque chose, cette timide ouverture aux pieds du nouvel édifice de Ricci Rucker, au premier regard, sobre et froid à l'image de la couverture de l'album.

Pénétrer à l'intérieur de "Fuga", c'est se ménager une entrée dans un laboratoire et se définir comme spectateur d'une expérimentation particulière. Aux éprouvettes: la volonté de Rucker d'aller plus loin, d'en faire plus. Assisté d'une vingtaine de musiciens et de ses platines, le DJ/compositeur/producteur mélange les ingrédients avec passion et inventivité. Mais c'est le processus qui propulse le tout vers un résultat des plus inattendus.

"Fuga" se joue des barrières musicales. S'incarnant tour à tour dans un jazz contemporain, dans un amas de bruits non identifiables ou même dans un mystérieux silence abyssal ('We'll Miss You'), le tout prend vie, ne cesse de muter à l'infini, d'arborer différentes formes tout en abhorrant les cadres stricts. L'oeuvre n'est qu'un tout constamment en mouvement, se déplaçant au fil des notes qui s'enchaînent, des bruits de percussions étranges, des lignes de basses sombres...

Pourtant, à y regarder de plus prés, l'album ne révèle pas l'intégralité de son potentiel à la simple écoute de la musique. Le processus de création employé par Ricci joue en effet un rôle tout aussi déterminant dans la réussite du projet. Ainsi, outre la manipulation des platines et des sons, c'est le Temps lui-même qui est mis à rude épreuve. "It's the year 4004", entend-on sur '4004'. "Fuga" est à la croisée des chemins : ceux du Futur et du Passé. En réalité, c'est d'une musique en deux temps dont il s'agit ; une méta-musique. Une vingtaine de musiciens a été conviée à la réalisation de l'album. Leurs prestations enregistrées, arrangées, elles ont par la suite été pressées sur des vinyles à partir desquels Ricci a retravaillé la matière sonore du bout des doigts à coups de cuts et autres scratches. Un remodelage d'une matière brute, à mi-chemin entre composition et turntablism. Un travail de mise en abyme constante, une re-création.

Ainsi, la platine devient elle-même l'instrument essentiel, l'outil d'une chirurgie précise, d'une improvisation constante ; partie intégrante du processus de création et non plus simple médium. L'incarnation de la "fugue" par cette relation d'une étape à l'autre du processus. Une fuite du son bien vite rattrapée par le thème principal et le découpage orchestré par Ricci Rucker.

Si la technique semble éprouvée, elle reste toujours au service de la musique. Dans ce registre, on assiste ainsi à un dialogue savamment dosée, à plusieurs niveaux. Entre les instruments eux-mêmes: 'Too Fresh For Words' où le monologue de contrebasse se voit bientôt doublé des propos d'une trompette engageant un dialogue vigoureux entre ces messagers muets mais loin d'être silencieux.

Avec l'auditeur surtout, auquel Ricci Rucker semble vouloir démontrer la supériorité de sa création par un provocateur 'Do You See The Pattern ?'. "Qui ne dit mot consent", dit le proverbe et notre hôte se montre ravi de nous voir au fait avec ses quelques élucubrations musicales, s'octroyant même une petite mise en garde à l'attention de l'auditeur : "One tree does not make a forest". Ne jamais se sentir satisfait, chercher à aller plus loin. Et plus loin, notre hôte s'y trouve à présent. Pas à pas, il nous convie à l'y rejoindre, au rythme des pulsations de ce merveilleux "Fuga". Haletant et débridé, ventre à terre, à travers un 'Harder Than Hard, Softer Than Soft' qui semble vouloir dépasser les limites par le déferlement d'énergie d'une batterie incontrôlable.

"Nessun regole", dit-il. "No rules" en italien. Pour Rucker, les règles ne sont faites que pour être brisées avant de s'en affranchir. "Une fugue (...) claire, pure, mais insipide aussi et froide comme de l'eau de puits", écrivait Berlioz, empli de mépris, au sujet du "Alceste" d'Anton Schweitzer. Chez Ricci Rucker, l'eau est trouble et semble sans fond. Une musique mouvante, s'égrainant petit à petit comme les grains d'un sablier, tour à tour mouvementée, forte puis contemplative. Portant haut l'étendard d'un turntablism élevé en un genre musical à part entière, "Fuga" est une plongée en apnée, un pas en avant en direction de cette musique en deux temps; l'autre s'inspirant de l'une pour la porter aux confins d'une jungle musicale presque vierge de toute expérience musicale.

Newton
Mars 2007