Dooley-O. Ce nom ne vous dit peut-être rien mais pourtant Dooley-O, digne représentant du Connecticut, grand crate-digger devant l'éternel et leader du crew The Soul Brothers, se cache derrière les productions et l'écriture de pas mal de titres du désormais légendaire "Crazy Noise" de Stezo. Le hic, c'est que comme beaucoup d'artistes talentueux mais non aguerris aux coutumes du business musical, Dooley s'est fait avoir… et que peu de monde se souvient aujourd'hui de lui. Car à la sortie de "Crazy Noise" en 1989, son propre cousin, Stezo, s'était accaparé sans vergogne tous les droits d'auteur de ses chansons tandis que Chris 'C' Lowe, le compagnon de route de Dooley, lui plantait un couteau dans le dos en revendant les productions de Dooley sous son nom. Trahi, confiné aux oubliettes de l'histoire rapologique et dégoûté, Dooley-O s'était alors progressivement retiré du rap après un bref passage au Good Life Café pour se concentrer sur son autre passion, le graffiti, où il a acquis ses lettres de noblesse sous le pseudonyme de Brat. Mais, heureusement, quelques acharnés se souvenaient de Dooley et avaient connaissance d'enregistrements que celui-ci avait faits entre 1987 et 1990 pour le label Tavdash Records alors qu'il était au sommet créatif de sa carrière. Parmi ces adeptes, Egon (de Stones Throw) rencontra Dooley il y a quelques années sans savoir vraiment si ce dernier était encore en possession de ces enregistrements. Lorsque Dooley l'invita chez lui en 2002 pour écouter quelques-uns de ces titres fantômes qu'il avait retrouvés dans sa cave en faisant un peu de ménage, Egon fut tout simplement cloué. Il décida alors de remuer ciel et terre pour permettre au monde entier d'entendre enfin ces titres et pour donner la possibilité à Dooley-O de retrouver la place qui lui revient parmi les artistes majeurs du milieu des années 80. Grâce à Egon et à Solid Records, c'est désormais chose faite…

Dès les premières mesures, on se retrouve plongé dans le son d'une époque touchée par la grâce, où chaque producteur digne de ce nom était à la recherche de la boucle ultime et du break quintessenciel et où chaque rappeur arborait fièrement ses galons de emcee en enchaînant les punchlines sans se forcer. Sur le break de batterie fatal orné d'une boucle de guitare diablement funky de 'Headbangers Ball', Dooley-O se fend ainsi d'un egotrip royal et avertit tous ceux qui seraient tenté de le tester de ne pas s'y aventurer. Ce emceeing pur, sans prise de tête, se retrouve tout au long de "Watch My Moves 1990". Il ne donne peut-être pas beaucoup de grands textes mais il est indéniablement "fresh" et gagne clairement en spontanéité et en musicalité ce qu'il perd en complexité. Au milieu des massacres lyricals et des manifestes anti-wack qui débordent de ce LP, on trouve pourtant quelques textes à thèmes. On a ainsi le droit au récit assez crue des aventures et préférences sexuelles de Dooley sur un 'Neigborhood Tramp' sexiste à souhait ou à un 'Slaughter Session' psychotique où notre hôte enfile son masque de Jason. On s'attardera plus sur l'afrocentriste 'Peace Sign'. Ancré dans cette époque à forte implication politique et sociale, Dooley-O se devait bien d'apporter sa pierre à l'édifice. En utilisant des éléments de la rhétorique Five Percent, il appelle donc calmement ses frères à trouver une voie commune en s'unissant sous le même drapeau au lieu de tomber dans les travers inhérents à la vie dans des rues alors infestés par les gangs. Dooley-O se montre versatile et à l'aise au micro quel que soit l'atmosphère du titre. Faisant la part belle à la flambe ou à des thèmes terre-à-terre, il a clairement pour préoccupation principale de faire bouger la tête pour mettre en valeur au mieux des instrumentaux sujets à tous les superlatifs.

Car, pas de doute, c'est du côté de sa production variée et exemplaire que "Watch My Moves 1990" impressionne le plus. On peut dire sans se tromper que, s'il était sorti en 1990 comme cela était prévu à l'origine, cet album serait aujourd'hui une des pierres angulaires du sampling. Car Dooley-O et Chris 'C' Lowe avaient clairement plusieurs années d'avances sur leurs collègues crate-diggers en matière de funk et de soul. Quasiment tous les breaks dénichés et utilisés pour cet LP ont en effet été pillés et popularisés par d'autres artistes par la suite. Il y a bien sûr le superbe 'Watch My Moves' dont la boucle fut subtilisée par Stezo pour son 'Crazy Noise'. On trouve aussi sur 'Come Off Smooth' un break de basse sautillant avec lequel les Beatnuts nous ont familiarisé. Pas besoin de faire une liste plus exhaustive des artistes reconnus qui utilisèrent ces boucles avec plusieurs années de retard nous donnant au passage quelques titres légendaires. Vous l'aurez compris, la production contenue dans les 11 titres inclus ici est tout bonnement extraordinaire et funkyssime. Variant les tempos et les ambiances tout en gardant constamment la pulsation de batteries phat, les 2 acolytes du Connecticut avaient créé un vrai manuel du boom-bap qui garde toute sa magnificence plus de 13 ans après sa conception. La basse hypnotique éclairée de quelques notes de guitare de 'Feel The Music' ; la boucle de saxophone, les craquements de vinyle, la batterie monstrueuse et les scratches furieux de Birdy Fly sur 'Neighborhood Tramp' ; le piano du posse cut 'Something Brand New' ou encore la ligne de basse chaloupée de '1990' : que de grands moments !

S'il reste ancré dans son époque par son style et l'argot employé, "Watch My Moves 1990 "est une perle qui n'a pas souffert des affres du temps. Alors qu'on peut enfin le découvrir et se rendre compte du talent de Dooley-O, il serait vraiment dommage de s'en priver. Comme Egon, réjouissons-nous que ce sublime album voie enfin le jour. Surtout que revigoré par ce retour au premier plan, Dooley-O est en train d'enregistrer un nouvel album.

Cobalt
Mars 2003