Même s'il a enfin assumé sa différence en se forgeant une identité de plus en plus marquée et qu'il voit éclore chaque jour des artistes de valeur, le rap anglais souffre toujours d'un manque de considération et d'exposition criant dans nos contrées. Pour beaucoup, il semble encore se résumer à Roots Manuva, Ty et à la limite Phi-Life Cypher. Pourtant, derrière ces chefs de file porteurs du changement, se cache toute une flopée de noms moins médiatisés mais néanmoins remarquables : Fleapit, Lewis Parker, Jehst, Cappo, Aspects, The Planets, Braintax, Klashnekoff, Numskullz… ou encore HKB Finn. Pas né de la dernière pluie, ce dernier œuvre pour le hip-hop en Angleterre depuis une bonne décennie. Autrefois membre remarqué de Katch 22, un des groupes pionniers les plus sous-estimés de l'autre côté de la Manche, Huntkillbury Finn a toujours eu une vision éclectique du rap. Ayant grandi à Kingston, le jeune Andrew Ward a logiquement commencé sa carrière dans les sound-systems tout en nourrissant une certaine affection pour les instruments traditionnels. Après un départ vers les horizons londoniens, il s'éloigne progressivement de ses premiers amours pour trouver la réponse à ses questions dans le rap avec Katch 22 (le temps de 3 albums), gardant toujours un œil ouvert sur les styles musicaux du moment. Après la fin de Katch 22, avide de nouvelles expériences, il s'aventure successivement dans le jazz, le métal, l'électro et la drum & bass, allant même jusqu'à travailler avec le Royal Philharmonic Orchestra. Cette période de recul terminée, il revient au hip-hop en solo en 1999 avec "Mummy's Little Soldier" EP, synthèse remarquée de ses pérégrinations musicales teintée de sonorités organiques et d'une réelle volonté de briser les frontières entre les genres. C'est 3 ans après qu'il peut enfin concrétiser sa vision sur long format grâce au label montant Son Records. Vite acclamé par la majorité de la presse britannique, de Hip-Hop Connection à The Times, "Vitalistics" (i.e. qualités essentielles) s'est pourtant retrouvé face à un mur d'indifférence dans nos contrées. Un an après, arrêt sur image.
Comme l'annonce clairement le livret de "Vitalistics", HKB Finn se veut l'héritier des griots ancestraux, poète sensible et observateur avisé de son temps. Dès lors, les textes d'Huntkillbury se font parfois ambigus, souvent ésotériques et spirituels, laissant une grande part à l'interprétation ('Spirit of the Nomad', 'Motion Fitness'). S'il se permet quelques egotrips racés (l'agité 'Bladow!' en tête), l'introspection et la réflexion prennent plus volontiers le dessus. Prônant plus de spiritualité pour faire face à l'individualisme forcené de notre époque ('Epiphany'), retranscrivant la frustration de ceux qui n'arrivent pas à s'adapter à l'aliénation du monde moderne ('Y?'), s'interrogeant sur les vérités toutes faites ('What If?'), évoquant le douloureux éloignement de sa femme ('Be'), Finn a bien grandi depuis les revendications politiques intransigeantes de Katch 22. Caméléon, il approche désormais chaque morceau avec intelligence. S'il le faut, il se met même à chantonner quelque peu ses rimes se rappelant de ses années en Jamaïque (le single 'Motion Fitness'). Se contentant rarement de rapper son texte de front, laissant de côté les exercices de style stériles, il préfère à de nombreuses reprises opter pour des spoken-words énigmatiques et contemplatifs qui se mêlent aux instruments sans vouloir les dominer. Certains y seront peut-être réfractaires du coup… Tant pis pour eux car le résultat n'en est que plus intéressant. A l'image du lancinant 'In The Stillness' où son regard se pose sur les activités nocturnes qui peuplent les rues et les immeubles de nos villes, entre amoureux enlacés, malfaiteurs préparant un autre petit larcin ou simple badauds.
Reflet de cette maturité lyricale, "Vitalistics", véritable mélange des genres, se fait l'écho de toutes les vibrations qui animent la diaspora africaine depuis ses origines. Couvrant une gamme d'ambiances ultra large, passant outre les cadres rigides d'un rap engoncé dans ses codes de bonne conduite, l'album montre l'éclectisme des goûts de son auteur. Faisant intervenir une multitude d'instrumentistes, il s'aventure aux quatre coins du spectre musical: le broken beat sur 'Vitalistics', la soul sur 'Be', le dub sur 'Motion Fitness', l'ambient sur 'In The Stillness', un peu de funk sur 'What If?', le jazz cool à travers la trompette à la Miles Davis de 'Y?', les musiques africaines en filigrane un peu partout… Et l'émotion apportée par le son féerique de la Kora du compositeur classique Tunde Jegede (que HKB Finn retrouve ici après avoir travaillé avec lui pour l'orchestre philharmonique royal). C'est d'ailleurs Tunde Jegede qui façonne les plus belles perles, en laissant la voix de Finn se mêler à part égale avec les instruments: beauté angélique du piano et des violons de 'Epiphany', percussions subtiles du rêveur 'Spirit of the Nomad', paysage sonore mouvant de 'Be', vibraphone mystérieux et wurlitzer atmosphérique de 'The Ballad of Marie Celeste'… Sans parler du superbe duo voix/kora de l'hymne à l'acceptation de soi 'I Remember', tout juste souligné par quelques bruits d'orage, de pluie et l'incessant ressac des vagues sur le sable. Tunde Jegede parvient à donner une musicalité rare à "Vitalistics", utilisant au mieux son talent d'arrangeur et les possibilités de la musique jouée tout en se tenant soigneusement à l'écart des voies déjà mille fois empruntées de l'acid jazz. Dans un registre plus pêchu, les contributions de Lotek (cf. Roots Manuva, Big Dada), en particulier l'impitoyable bombe à fragmentation 'Bladow!', sont tout aussi remarquables. Les seules vrais fautes de goût, malheureusement placés en début de course, sont imputables à Tom Szirtes. Le sautillant mais un peu bourru 'Bananaz' (desservi de plus par un refrain saoulant) et surtout un 'Cool' trop molasson nous coupent en effet un peu dans notre élan… On s'en remet heureusement assez rapidement.
Décomposé avec finesse en quatre parties correspondant à autant de saisons, l'album déroule intelligemment, pour refléter les différentes étapes et transitions qui rythment chaque année. Naissance d'une nouvelle ère, montée en puissance, épanouissement puis ralentissement de l'activité et quasi-hibernation, les morceaux s'enchaînent avec une cohérence épatante. Un schéma qui peut aussi se lire comme le chemin parcouru par Finn vers la maturité, l'acceptation de ses racines et la paix intérieure. Comme pour les saisons, chacun affectionnera probablement plus une période de l'album que les autres (il faut reconnaître la présence de baisses de régime par endroits). De toute façon, très éclectique (trop ?) donc un peu inégal, "Vitalistics" ne sera pas forcément du goût de tous, tant son ouverture d'esprit déstabilise. Mais son ambition, sa différence, sa construction réfléchie, ses métissages et ses nombreuses réussites en font un album remarquable à plus d'un titre qui mérite d'être reconnu comme tel et d'être au moins écouté. Sortant réellement de l'ordinaire, refusant les classifications faciles, ce courageux LP offre une alternative bienvenue à ce qui se fait actuellement dans le rap tout en élargissant ses frontières. Unique, musical, mature, habité, introspectif: si vous n'avez pas peur des (heureux) mélanges de genre, "Vitalistics" vaut incontestablement le détour… En espérant que le nom d'HKB Finn résonnera un peu plus fort dans les esprits désormais.
Cobalt Décembre 2003