Face Candy
This Is Where We Were

"I wish I could be me". Tranquillement, sans faire trop de bruit, Eyedea poursuit son chemin… Et l'air de rien, il est en train de se construire une jolie petite discographie. On l'aime bien, Eyedea. Même si après le désarçonnant et incroyablement personnel "First Born", beaucoup de ses adeptes de la première heure se sont détournés du parcours de celui qui fut le roi incontesté des battles à l'orée des années 2000, il trace sa route sans trop s'en soucier. Quitte à rester dans l'ombre. Entre un essai solo marquant "The Many Faces of Oliver Hart" et une réunion enthousiasmante avec DJ Abilities (le sous-estimé "E&A"), le petit protégé du label Rhymesayers semble avoir trouvé au fil des ans un équilibre entre son talent inné pour les punchlines et ses aspirations d'écrivain refoulé.

Histoire de mieux prendre à contre-pied (son péché mignon) ceux qui croyaient l'avoir vraiment cerné à l'issue de son dernier essai commun avec Abilities, Eyedea a décidé de revenir à ses premières amours pour son nouveau projet : la scène, les montées d'adrénaline, le goût du risque et de l'imprévu, le vertige du freestyle… mais sans mettre de côté pour autant son goût de l'introspection. Pour marquer le coup, il s'est donc entouré au micro de la fine fleur des praticiens de la scène indé du Minnesota dans le domaine : son ami Carnage The Executor (souvent entendu à ses côtés ces dernières années), Mazta I (mis en lumière par I Self Divine et Ant il y a peu) et Kristoff Krane (aka Chris Keller). Et comme Eyedea aime décidément se lancer dans l'inconnu, il a aussi appelé deux jazzmen aventureux pour mettre en musique les élucubrations de son équipe de chocs. En lieu et place des beatmakers habituels, ce sont ainsi le bassiste Casey O'Brien et le percussionniste J.T. Bates qui installent le décor de ces rencontres improvisées à plus d'un titre… Pour corser le tout, les 13 titres de ce nouveau projet ont en effet été créés et enregistrés en live, sans filet. L'amour du risque.

Pourtant, dès le départ, lorsque Eyedea prend possession des premières mesures agitées de "This Is Where We Were", l'oreille se tend et l'adrénaline monte. Il n'est jamais évident de capturer sur disque l'effervescence et l'énergie brute d'une performance scénique et les rares à s'y être aventurés s'y sont souvent cassé les dents. Pourtant, Face Candy y parvient dès l'ouverture de ce magistral 'Witness Intimidation'. "Freestyle meets free jazz". Plongé au beau milieu du public, on prend de plein fouet l'activité incessante de batteries et de cymbales mises à rude épreuve, l'agilité et la rondeur des basses, la répétition frénétique des notes par endroits et le changement permanent partout ailleurs. On entend les cris, les applaudissements, la réaction du public suspendu à chaque phrase. On encaisse ce déluge de mots rebondissant avec appétit sur le beat, cette déferlante de flows hétéroclite, ces passages spoken-word inattendus. En une prise, en 8 minutes épiques, cette osmose rare entre une poignée de emcees et deux instrumentistes est gravée sur disque dans toute sa force, avec ses imperfections, ses transitions abruptes, ses moments de grâce. Soyons francs: jamais par la suite, "This Is Where We Were" ne retrouve l'intensité et l'urgence de cette ouverture magistrale. Mais il s'en approche à de nombreuses reprises. Et c'est déjà beaucoup.

Il faut dire que le terrain de jeu multisports et sans réelle limite proposé par la section rythmique de Face Candy donne une belle occasion aux quatre vocalistes de faire étalage de leur talent d'improvisateurs. Entre le beatboxing expert de Carnage (intelligemment mis à profit en fin d'album) et les passages scatées occasionnels de certains de ses collègues, tout le monde se fait plaisir. Si le phrasé criard employé par Kristoff Krane sur certains titres pourra irriter nombre d'auditeurs, la révélation de Mazta I devrait par contre mettre tout le monde d'accord. Débarrassé des productions boom-bap trop balisées qu'il affectionne habituellement, cet habitué du Scribble Jam prend ici une nouvelle dimension en exposant son sens du groove et en s'imposant comme un lieutenant de choix pour l'incroyable machine à rimer qu'est toujours Eyedea (Cf. 'Scream Therapy' pour l'entendre mettre le feu à la salle en deux-temps trois-mouvements).

Parfois fuyants, parfois omniprésents, mais constamment sur la brèche, Casey O'Brien et J.T. Bates font varier le tempo à leur guise et parviennent à apporter une diversité étonnante à ce projet compte tenu du duo basse/batterie ultra-minimaliste auquel le groupe à décidé de se tenir. Bien entendu, en cours de route, certaines compositions sont plus ternes que d'autres (au hasard, 'Adult Toys' ou 'Infant') et une certaine monotonie s'installe forcément vers la fin du disque. Sans trop prendre de risques, on peut penser que l'ajout d'un instrument à l'autre bout du spectre (cuivre ou guitare par exemple) aurait sûrement donné plus de profondeur sur la longueur… Mais dans l'ensemble, en variant les rythmes et les atmosphères, en alternant tension et relaxation, en faisant monter la sauce quand le besoin s'en fait sentir, les deux compères animent déjà très intelligemment cette petite entreprise. Lorsqu'ils se livrent à un bref tête-à-tête au beau milieu de 'The Art of Faking Orgasm', on en vient même à se dire qu'ils auraient pu se ménager plus souvent de tels moments d'intimité. Mais ce sera pour une autre fois, car ici, c'est bien du côté des rimes que l'intime trouve son temple.

"Take me for a walk through your mind". A chaque fois, le procédé est le même. Prenant comme base quelques rimes écrites (on le devine), les quatre emcees les emmènent peu à peu vers d'autres horizons intérieurs, sondant leur esprit et leur inconscient, se livrant à une vraie psychanalyse sur sillon. Disséquant leurs comportements amoureux, mettant à jour leurs défauts ou se lançant dans le récit d'histoires tordues et forcément tragiques, Eyedea, Mazta I et les autres ont clairement envie de prouver que le freestyle n'est pas qu'une question de punchlines. Il en résulte un kaléidoscope d'émotions étrange, parfois mystique. "I don't have enough time to reconstruct all the things that fuck me up". Si cette approche pourra en rebuter certains, la rage contenue qui habite chacun de leurs passages devrait en convaincre plus d'un.

Et puis, sinon, on doute qu'Eyedea, habitué aux confessions à cœur ouvert, se préoccupe encore du qu'en dira-t-on. A vrai dire, il s'en fout sûrement complètement. "How does the inside of peoples' heads taste?" Aux dernières nouvelles, avec une partie de sa troupe, ils avaient adopté le patronyme de Carbon Carousel et s'orientaient vers des projets plus rock.... Une nouvelle façon pour Michael de confirmer qu'il déteste cordialement les histoires cousues de fil blanc. "Live for what we fought for and fight for what we live for!"

En tout cas, à défaut de savoir ce que le futur leur réserve, une chose est sûre : avec "This Is Where We Were", Face Candy réussit la gageure, pour le moins rare, de nous proposer un album de rap live qui tient la route de bout en bout. Pour imparfait qu'il soit, ce premier essai propose même dans ses meilleurs moments une synthèse idéale entre la liberté du jazz et la force de conviction du freestyle. Tout est question de timing… et dans ce genre hybride et hautement risqué, on n'avait pas entendu mieux depuis le magique "The Way of the Cipher" de Steve Coleman & The Metrics. C'était en 1995, il y a plus de dix ans. Autant dire une éternité.

Cobalt
Février 2007
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Label: Rhymesayers Entertainment
Production: J.T. Bates & Casey O'Brien
Année: Novembre 2006

01. Witness Intimidation
02. Pill
03. Life Jacket
04. Infant
05. Feeling Sprayed
06. The Art of Faking Orgasm
07. Buzz Kill
08. Adult Toys
09. Scream Therapy
10. Braille
11. Gun Powder
12. Disappearing
13. PILLOW BITE

Best Cuts: 'Witness Intimidation', 'Pill', 'Scream Therapy'

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