Il n'aura échappé à personne que la résurrection inespérée du "Center of Attention" de InI nous avait foudroyé de bonheur l'an passé. Il faut dire qu'il ne pouvait en être autrement, tant la mise à jour quasi-officielle de ce classique perdu donnait un nouvel éclairage à la carrière de son instigateur principal : Pete Rock. Mais l'existence et l'histoire mouvementée de ce LP légendaire à plus d'un titre étaient déjà bien connues. Si bien que les cratediggers acharnés en avaient fait une des plus belles pièces de leur tableau de chasse (dans une de ses nombreuses versions bootleg), faisant monter la réputation de l'album de façon exponentielle. Pas étonnant de le voir ressurgir ces jours-ci. A contrario, la parution de "The Original Baby Pa" de Deda qui atterrit aujourd'hui dans les bacs, à l'occasion de la nouvelle collection Lost & Found du sémillant label BBE, sera une surprise pour beaucoup. En effet, autant dire que peu de personnes étaient au courant de l'existence de cet opus entièrement produit par le Soul Brother entre 1995 et 1996. Il faut certes avouer qu'en dehors de 2 apparitions aux côtés de Pete Rock & CL Smooth ('The Basement' sur "Mecca & The Soul Brother" puis 'In The Flesh' sur "The Main Ingredient"), Deda est une énigme encore non résolue. Disparu du radar lorsque les projets de Soul Brother Records furent tués dans l'œuf par Elektra, il n'a jamais vraiment refait surface et seuls quelques inconditionnels de la nébuleuse Pete Rock se rappelaient encore son nom jusqu'à aujourd'hui. Cependant, le temps faisant parfois bien les choses, "The Original Baby Pa" est désormais disponible dans tous les bacs de qualité et permet au LP de rencontrer son public avec presque dix ans de retard.
Ce faisant, il permettra assurément à Pete Rock d'asseoir un peu plus sa position de producteur de légende au sommet du panthéon rapologique. En dehors des 2 opus avec CL Smooth et de "Center of Attention", "The Original Baby Pa" est en effet seulement le quatrième album (sans compter le "All Souled Out EP") entièrement confectionné par The Chocolate Boy Wonder dans la première moitié des nineties, au sommet de sa créativité. Comme prévu, l'album donne donc un aperçu de la perfection en matière de production, avec une musicalité jamais démentie, prouvant au passage toutes les possibilités du sampling entre des mains expertes. Calé sur les midtempos, sans trop en faire, Pete remplit l'ensemble du spectre sonore de son talent, l'air de rien. Les ingrédients sont souvent les mêmes : une rythmique éclatante qui provoque des contractions incontrôlables des muscles de la nuque, une basse enveloppante, des scratches experts posés au bon endroit, des nappes de claviers aériennes, des samples jazzy bien trouvés et ces discrets adlibs de Pete Rock qui mettent directement dans l'ambiance du titre et sont devenues une de ses marques de fabrique les plus reconnaissables. Pourtant, si les composants se ressemblent, le résultat ne sent pas la redite et génère souvent l'admiration. Dès le vibraphone léger de 'Everyman', le son chaud, raffiné et efficace de Pete Rock prend à la gorge… et ne relâche jamais son étreinte (sauf lors de la maladroite pause lover 'How I'm Livin', teintée d'un parfum de R&B un peu facile et de vocalises féminines malvenues… seule fausse note évidente du LP). Du coup, les pépites se succèdent, alliant avec bonheur violence des rythmes et beauté des boucles. Il y a ces petits détails qu'on retient : le saxophone obsédant de 'Blah Uno', le piano grave de 'Can't Wait', la longue ligne de contrebasse chaloupée et les envolées de vibraphone de 'I Originate', le clavier mélancolique de 'Markd4Death', le foisonnement progressif de samples de 'Too Close'… Chaque titre a son petit plus qui le distingue des autres tout en l'intégrant dans le tableau global. Que ce soit dans le traitement des boucles, la pureté des rythmiques ou l'agencement des samples, on a bien le droit à du grand Pete Rock.
Dans ce contexte, on se demande à l'écoute de l'album, si Deda méritait vraiment d'être parrainé par un producteur si doué. Egotrips mâtinés d'une attitude un peu gangsta ('Markd4Death'), autoportraits superficiels ('Baby Pa'), dégoût avoué des wack emcees pompeurs de style, avertissement de rigueur aux faux amis jaloux ('Everyman') : les textes de Deda ne brillent ni par leur originalité ou leur traitement, ni par la teneur des punchlines. Sans réel fil conducteur, ils étalent les lieux communs à la truelle. On découvre ainsi que Deda est un jeune new-yorkais des quartiers de Mount Vernon comme beaucoup d'autres : rouleur de blunts à ses heures, coureur de jupons ('How I'm Livin'), ancien voyou impulsif dès qu'on cherche à le tester ('Too Close') ou que le taux d'alcoolémie dépasse les bornes… mais aussi rimeur à gages déterminé à s'en sortir ('Nothing More'). Un rapper lambda des tréfonds de la Big Apple du milieu des années 90 en somme. Pas plus. Rien de bien renversant de ce côté donc… Mais son timbre de voix un peu rugueux et son flow direct s'avèrent bizarrement parfaitement adaptés aux compositions de Pete Rock. Il faut dire que, dans son état de grâce de l'époque, Pete pouvait probablement faire passer tout rapper pris dans la rue pour un demi-dieu du micro. Du coup, on s'attache au flow new-yorkais pur jus de Deda : brut de décoffrage, efficace, nerveux, spontané et pas intellectualisé pour un sou. Sur 'Rhyme Writer', la ferveur de son attaque microphonique nous scotcherait presque. Dès lors, les clichés se succèdent mais on ne peut s'empêcher de bouger la tête et de trouver que le bonhomme a du flow. Quand Pete Rock prend le micro pour lui prêter main forte ('Everyman', 'Press Rewind'), on est même aux anges. De toute façon, emporté par les compositions irréprochables de Pete, on en oublierait presque d'écouter les textes de Deda, tant on se délecte des instrumentaux.
Au final, ce LP est donc une surprise qui fait plaisir. Moins indispensable que les autres albums porteurs du sceau de Pete Rock cités plus haut, du fait du talent tout relatif de Deda, "The Original Baby Pa" n'en reste donc pas moins une leçon de production sophistiquée souvent éblouissante. Sans porter attention aux rimes, on pourrait même dire que c'est une petite merveille d'alchimie entre le flow de Deda et les productions magiques du Soul Brother. En cette année plutôt sombre pour les amateurs de boom-bap, la parution de "The Original Baby Pa" sonne en tout cas comme une aubaine inespérée de regoûter à l'élixir sonore inégalé d'un des maîtres du genre. On pourrait épiloguer pendant des heures sur le talent d'un Pete Rock au sommet… mais le meilleur reste encore de l'écouter. Ce LP en est une occasion rare à ne pas manquer.
Cobalt Novembre 2003