Skratch Bastid? Le nom ne vous dit peut-être rien, mais Bastid a déjà un joli CV à faire valoir. Si ses méfaits discographiques sont restés assez limités jusqu'ici, le natif d'Halifax s'est bâti une réputation de turntablist efficace et intraitable en battle. Membre honoraire des 1200 Hobos, double vainqueur du championnat de deejaying du fameux Scribble Jam, triple vainqueur des Halifax DJ Olympics, finaliste du DMC canadien l'an passé, Paul Murphy n'est pas le premier DJ venu. Tout ça à à peine 22 ans. Alors avant de quitter Halifax pour emménager à Montréal, Bastid a voulu marquer le coup en se fendant d'un album de son cru. Pour ce "Taking Care Of Business", il a écarté l'option d'un opus de turntablism conceptuel ou d'une collection de party breaks inutiles et a décidé de nous faire découvrir ses talents de producteur, jusqu'ici rarement utilisés. Pour l'occasion, le Canadien a eu la bonne idée d'entraîner dans l'aventure deux amis qui faisaient comme lui souvent la navette entre Halifax et Winnipeg : Pip Skid et John Smith. Du coup, 3 ans après "All Beef, No Chicken" et quelques mois après la réunion de famille "Break Bread", les joyeux drilles de Peanuts & Corn se retrouvent donc une nouvelle fois sur sillon. Avec l'amour du micro et de la bière comme dénominateur commun.
Mais sans mcenroe. Du coup, avec cette absence de taille, le pari n'était pas forcément gagné d'avance. Fort heureusement, Bastid a confectionné un boom-bap racé, énergique et nerveux qui tranche avec les confections plus alambiquées et subtiles de l'artificier en chef de Peanuts & Corn. Reclus dans l'appartement de Bastid, le trio, souvent rejoint par le rimeur à gages Sleep (d'Oldominion) et par la clique Goodnight Musics, a laissé la spontanéité et l'envie parler. Tant mieux, car il se dégage de l'ensemble une fraîcheur et un enthousiasme communicatifs. En évitant de jouer sur le même registre que Roddy Rod, Bastid donne un éclairage nouveau aux rimes et aux flows des Hip-Hop Wieners. Dès l'intro (scratchée comme il se doit) sur fond de cuivres rutilants, il annonce la couleur. Déferlante de cuivres, rythmiques solides, guitares imposantes et basses rebondies seront au rendez-vous. Pour autant, le jeune producteur sait varier les plaisirs. Des samples nocturnes du lubrique 'Non-Stop' à la petite guitare funky de 'Reapin' The Benefits' en passant par la flûte ensoleillée de 'Lay Awake', il propose une volée de beats simples mais sérieusement bien agencés. Au bout du compte, les ratés sont rares (on regrettera juste l'exercice double time un peu vain 'Eat The Slippers') et Bastid, qui manie aussi bien la grandiloquence que les passages introspectifs nous promet de belles choses pour le futur…
Surtout que lorsqu'il délaisse les manettes pour se concentrer sur les platines, il ne se repose pas sur n'importe qui. Il invite par exemple la moitié de The Goods, Gordski à s'occuper de quelques plages. Avec sa guitare grasse et noisy, ses handclaps, ses chœurs angéliques et ses sonorités hindoues venues de nulle part, son 'Step To Gettin' est sans surprise l'un des meilleurs moments du LP. Tout comme sa réinterprétation tout en vibraphone de l'hymne volontariste de l'album 'I Ain't Lazy'. Du coup, quand l'envie lui en prend, Bastid se lance sans hésiter dans des sessions scratchées furieuses. 'Murphy's Law' lui permet ainsi de faire l'étalage de sa panoplie de tricks et de sa dextérité aux platines tandis que John et Pip chantent ses louanges. Tout au long de l'album, Bastid parle couramment avec ses mains et souligne intelligemment les rimes malicieuses des deux amis de Break Bread.
"I'm talking shit / This ain't no motherfucking poetry!" En effet. Pipi et Smitty ne se prennent pas trop au sérieux et signent à nouveau des textes en forme de carnets de routes savoureux. Comme sur "All Beef, No Chicken", la complémentarité entre le flow psychotique de Pip et l'assurance roublarde d'un John Smith imperturbable apparaît comme une évidence. Entre déclarations d'intentions, egotrips plein de second degré, délires purs et simples ou visions sans fard du quotidien des oubliés de la société canadienne, le duo reste fidèle à son image. Celle de deux cols bleus sans le sou qui portent un regard cynique sur le monde qui les entoure, mais qui savent garder le sourire en saupoudrant chacune de leurs rimes d'une touche d'humour qui fait la différence. Celle de durs au mal qui se sont construits tout seuls, à force de shows et d'albums indépendants bien ficelés. "No longer gonna let the world pass by […] Ain't no one else gonna push my career / Except mcenroe and Hunnicutt but they got theirs". Celle de emcees portant un regard plein de bon sens sur les aléas de la vie, à l'instar de John Smith sur les violons pensifs et les notes de claviers énigmatiques du superbe 'Ebb & Flow' (dignes des meilleurs moments de "Blunderbus").
Celle, aussi, de deux fêtards invétérés qui aiment par dessus tout passer du bon temps et qui ne se voyaient pas faire autre chose que prendre le micro. "Never a trainer or an engineer / I want a job where I can drink beer / And somehow justify my existence / By taking reality and putting some distance". Celle de deux amis adeptes de l'humour potache et capables de pondre un titre tournant en dérision les rappers épilés, maquillés et manucurés qui hantent les charts actuels. Celle de deux rappers underground qui veulent percer mais qui connaissent le revers de la médaille. Celle de deux emcees qui savent trouver le bon équilibre entre une avalanche de rimes qui font sourire et une poignée de phases qui font réfléchir et qui laissent entrevoir leurs idées bien tranchées. A nouveau, leur savant mélange d'humour et de confessions plus intimes fait mouche.
Au final, "Taking Care Of Business" réunit donc tous les ingrédients d'un bon disque de rap, tout simplement. Ni plus, ni moins. Alors certes, le résultat n'est pas forcément très original ou ambitieux mais l'authenticité du projet et la qualité de sa finition suffiront amplement à contenter tous les amateurs de cette ligne Halifax / Winnipeg qui fait les beaux jours du rap canadien depuis presque une dizaine d'années. Avec ce "Taking Care Of Business" bon enfant, Bastid et ses Hip-Hop Wieners trouvent un bon moyen de rendre pour un temps au DJ son rôle central dans un rap qui l'a trop souvent oublié ou instrumentalisé… Pour ce qui devait au départ n'être qu'un tour CD, on a rarement vu mieux.
Cobalt Juillet 2005