Il n'est pas si loin le temps où l'on entendait les quelques connaisseurs de hip hop chevronnés déclamer à qui voulait l'entendre (et parfois à raison) qu'Anticon, enfant déformé de Sole et Pedestrian, se morfondait dans une série de sorties qui, en elles, n'avaient plus de "rap" que l'héritage laissé par les illustres prédécesseurs: Deep Puddle Dynamics, Themselves et autres Buck 65.... Et s'il s'avère que l'actualité récente du label n'est pas à même d'égaler le temps fort que fut le début des années 2000, il fallait aller bien vite en besogne pour expédier la fourmi et sa progéniture dans les tréfonds d'une errance musicale oubliant ce pourquoi elle avait tant enfanté.
Aller vite en besogne et négliger l'amour pour le rap des deux fondateurs. Ainsi, un coup de rein bien placé et voilà que la donne change du tout au tout. Pour ceux qui se sont si souvent revendiqués comme une avant-garde du hip hop, voilà un pied de nez magistral fait à la critique en plongeant les mains dans le brouillard et l'effervescence inégalée des années 90 pour en ressortir un trésor musical: Darc Mind. Retour vers le futur. 1997. Obscur duo officiant dans les tréfonds de la Grosse Pomme, tout juste entrevu à l'époque le temps d'un 'Visions Of A Blur' gigantesque posé négligemment sur la compilation "Soul In The Hole", puis rapidement disparu dans les limbes avec son premier album, victime des déboires et dérives de Loud (sur lequel le groupe était signé). Darc Mind : entité bicéphale évoluant entre les écrits de Kevroc et les beats ténébreux de G.M. Web D. Comme bien souvent, les deux faces d'un même esprit qui donne son identité à une musique. Ici, il serait d'ailleurs plus juste de parler d'une fusion entre les deux hommes.
Darc Mind n'est rien d'autre qu'une plongée dans le cortex sombre du maître de cérémonie. Une plongée guidée par la dureté d'un rythme soutenu, amplifié par la noirceur des lignes de basses utilisées. La formule est d'une simplicité à faire pâlir. Rien de superflu n'est ajouté et on évolue au côté d'une poignée de samples employés avec la dextérité d'un démineur. Sous peine de perdre toute logique dans le déroulement du morceau, il est nécessaire de mesurer parfaitement et de dispenser des sons avec parcimonie. GM Web D (plus connu de nos jours sous le pseudonyme de X-Ray) en est le parfait exemple, que ce soit sur le tubesque 'Visions Of A Blur' suscité, dans le sillage d'une production jazzy pour 'Knight Of The Round Table' ou bien encore autour d'un 'Outside Looking In' qui sert de clôture magistrale. Bien sûr, la recette n'est pas très diversifiée, comme une impression peut être de goûter de multiples fois aux mêmes ingrédients.
Mais qu'importe: nous voila baignant alors avec délectation dans cet univers sombre distillée avec délectation par le mage de Darc Mind. Pourtant, ici la sensation est différente. Cet album nous entrouvre la porte du Passé pour laisser ressurgir quelques émanations sonores. L'Horloge remonte le Temps et nous voici dix ans en arrière. Pourtant, nous sommes en 2006. Et c'est avec admiration que l'on comprend alors que, bien qu'il n'ait été considéré que comme une archive durant dix longues années, ce "Symptomatic Of A Greater Ill" n'a pas pris une ride. Au contraire, il serait bien à même de rivaliser avec les plus modernes des productions tant il fait remonter à la surface des racines déjà bien enfouies.
Néanmoins, ici, il ne s'agit en aucun cas de nostalgie, ni de découverte. Juste de l'essentiel d'un rap de cette seconde moitié des "nineties" résumé en 11 morceaux en avance sur leur époque. Pour un message transmis par la voix de Kevroc. Et quelle voix... Si les compositions de son acolyte producteur font montre d'une justesse exemplaire, l'apport de Kevroc est vital à l'équilibre de l'album: le timbre, l'élasticité du flow,... Tout concourt à produire et installer cette ambiance si particulière. Une voix flirtant avec les basses qui l'entourent, se mouvant dans les profondeurs de la portée, ne cherchant que rarement à s'élever, préférant rester en souterrain. Une démonstration magistrale où la dextérité linguale se couple avec une écriture alambiquée mais toujours justifiée. De là, la récitation n'a plus qu'à faire son office, découvrant les symptômes de Kevroc sur l'aveu 'I'm Ill' avant de s'attarder dans la 'Rhyme Zone' où se forment l'essentiel de ces lyrics posés avec calme et maîtrise. En effet, rien ne semble jamais forcé dans cette voix caverneuse puisée dans les tréfonds de la cage thoracique. Tout est déroulé calmement, mais avec un sens du rythme inné, comme autant de coups de scalpel à la fois précis et puissants. Tour à tour miroirs et compléments des productions de GM Web D.
Cet album miraculeusement ressuscitée par Anticon n'est, au final, qu'un rappel à l'ordre important. Qu'il vienne d'Anticon ne fait qu'ajouter à la dimension particulière de cette sortie. A la fois archive et nouveauté, "Symptomatic Of A Greater Ill" évolue aussi sur cette ambigüité. Une année musicale en demi-teinte, plusieurs déceptions mais l'ironie finit par nous ratrapper en bout de course quand c'est par un son vieux d'une décennie déjà que l'on entrevoit l'une des fenêtres les plus lumineuses; une des plus grandes ouvertes sur tout ce que le rap a à offrir, aujourd'hui, aux oreilles curieuses. Complet de bout en bout, aucun faux pas à noter… Bizarrement, le seul reproche que l'on serait tenté d'opposer à cet album serait, finalement, son âge. Comme une étrange sensation que seule la fraîcheur d'un album "de son temps" serait à même de nous combler. Darc Mind déclame dés lors, et ce d'une manière magistrale, que la musique échappe aux considérations temporelles lorsqu'elle est créée avec maestria.
Ainsi, contrairement à d'autres, il nous apparaît inutile de plonger dans une introspection peuplée d'hypothèses sur un éventuel rôle majeur qu'aurait pu jouer cet album sur la scène New-Yorkaise il y a dix ans. C'est aujourd'hui qu'il marque, à son tour, le chemin sinueux de l'histoire du rap. Existe-t-il, dés lors, une date de péremption pour réaliser un tel objectif?
Newton Janvier 2007